Que sera l'art de demain? L'art contemporain est-il contemporain ?
Texte de la conférence de Fred Forest donnée à ARTCURIAL le samedi 23 octobre 2004
Je fais cette communication en qualité d'artiste, et non comme un universitaire, bien que par ailleurs, il se trouve que je sois par accident, ou si vous préférez par concours de circonstance, titulaire d'un doctorat d'Etat de la Sorbonne.
Je voudrais partager avec vous, le fruit d'une expérience singulière, d'artiste de recherche, qui s'est déroulée maintenant sur trente années consécutives. Cette expérience servira de point d'appui et d'illustration au propos annoncé pour cette intervention : " L'évolution de l'art dans la perspective du troisième millénaire".
Bien entendu, il faut que je limite mon sujet, et je n'aurai pas la possibilité, ici, de développer les aspects critiques de mon travail, et la fonction que, de ce point de vue, l'art doit jouer dans la société. C'est pourtant un aspect auquel je tiens beaucoup. Mais pour ceux qui auraient un intérêt pour approfondir ces questions de fonction critique, je les invite à parcourir le livre que je présente, aujourd'hui, ici, "De la vidéo au Net Art ", publié par l'Harmattan.
Mais aussi d'autres ouvrages que j'ai commis, comme…
" Art sociologique vidéo ", 10/18 UGE Paris, 1977
" Pour un art actuel, l'art à l'heure d'Internet ", l'Harmattan, 1998
" Fonctionnement et dysfonctionnements de l'art contemporain
"l'Harmattan, 2000
" Repenser l'art et son enseignement ", l'Harmattan, 2002
Pour occuper le moment que nous allons passer ensemble, je vous propose le schéma suivant :
1- Je vais développer quelques propos généraux, qui viseront à cadrer le sujet et présenter des arguments, qui tendent à bien nous faire prendre conscience que l'art de demain ne pourra pas ressembler à celui d'aujourd'hui !
2- Dans un deuxième temps, je m'appuierai sur des exemples illustrés, empruntés à ma propre pratique artistique pour argumenter et défendre ce point de vue. (mais tout ce que je vais vous montrer là, il faut insister sur ce point, a été élaboré depuis trente ans, et il s'agit donc déjà de l'art du passé…) Toutefois, cet art-là, se situe, pour le moins, avec un siècle d'avance sur le type de productions qu'on peut voir actuellement à la FIAC, ArtParis et sur le marché. Il ne faut pas oublier que Van Gogh n'a pas vendu une toile de son vivant et que les Impressionnistes, eux-mêmes, avaient trouvé refuge à leur époque au Salon des refusés…
3- Troisièmement, si vous le voulez bien, nous entamerons un échange entre nous, et je tenterai de répondre alors à vos questions, et, aussi à vos objections, qui contribueront, j'en suis convaincu, à enrichir la réflexion.
Maintenant, rentrons dans le vif du sujet, c'est-à-dire dans les choses dites " sérieuses ". L'art (à qui il est impossible de donner une définition) est toujours lié, par contre, nous le savons, historiquement, est toujours lié, aux savoirs et aux connaissances d'une époque, à ses techniques, à ses idéologies et à ses modes.
Petit rappel historique, celui de la perspective chez les italiens de la Renaissance, du pointillisme avec Chevreul et, pourquoi pas, du graffiti avec Keith Harring. Et comme ces choses, là, ne cessent d'évoluer, continûment, l'art ne peut pas quant à lui rester figé, dans des concepts et des formes immuables. Les artistes (les vrais, les grands !) sont, en quelque sorte, condamnés à se remettre en permanence en cause, et à inventer, dans le mouvement, s'ils veulent être en adéquation avec la sensibilité et l'esprit de leur temps. Qu'on me comprenne bien : il ne s'agit pas de faire du nouveau pour faire du nouveau, comme le dénoncent certains esprits nostalgiques, mais d'élaborer des concepts et des formes, qui évoluent avec nos modes de vie et de penserée. J'attire votre attention, comment dans la vie la plus quotidienne, notre rapport à notre environnement et au monde, sont sujet, à l'heure actuelle, aux mutations et transformations les plus radicales. Des transformations qui affectent, nos modes de vie, notre façon de nous transporter, de nous déplacer, de manger, de communiquer, de travailler, voir même notre façon de penser, et de fonder nos valeurs ! Et nous voudrions, par une espèce de confort intellectuel, pour nous rassurer, surtout, et satisfaire à nos penchants passéistes, que l'art reste toujours identique à lui-même ! Il y a là dans cette situation quelque chose de paradoxal, mais aussi de profondément humain.
Alors que des médecins utilisent les techniques les plus pointues de l'informatique pour réaliser des opérations à distance, que les cartes bancaires ont dématérialisées l'argent, que nos portables nous permettent, depuis notre salle de bain, de communiquer avec le monde entier, nous voudrions retrouver, dans l'art, des modèles esthétiques désormais obsolètes. Écoutez, j'ai lu hier, dans le journal Le Monde, qu'une disposition légale permettait désormais dans certains Etats des Etats-unis, de doter les individus d'une puce. Une puce qui, placée sous la peau, remplacerait avantageusement notre carte Vitale, devenue soudain archaïque ! Si nous croyons que nos valeurs esthétiques sont éternelles, et qu'elles nous tombent tout droit du ciel sur la tête, il s'agit, là, d'un leurre. Un leurre induit par nos conditionnements culturels. Comme l'est, tout aussi bien, aujourd'hui, comme forme de conditionnement du goût, le marketing des industries culturelles (dont l'art contemporain est partie prenante). Un art contemporain produit essentiellement par des mécanismes économiques, dont les artistes, la plupart du temps, ne sont en réalité que des acteurs de seconde zone…Ce qui font l'art, étant, en priorité, quelques conservateurs dynamiques et fringants, qui ont le vent en poupe, ou des galeristes avisés et puissants qui imposent leurs choix.
Les exemples que je pourrais avancer sont pléthore, qui démontrent, d'une façon patente, que le monde a changé, qu'il change aujourd'hui, et changera encore demain. Comment pourrions-nous défendre dans ce contexte, dont les évolutions (les métamorphoses) sont de plus en plus rapides, que seul l'art reste immuable au milieu de ce déménagement général ? Bien entendu, comme personne n'a jamais pu définir ce qu'était au juste l'art, bien que des esprits brillants, comme Kant, Baudelaire, Artur Danto, voire Nicolas Bourriaud, une nuit de pleine lune, s'y soient employés de leur mieux, personne ne peut dire ce que sera l'art demain, non plus. Certains signes cependant sont décelables, qui nous instruisent utilement sur les conditionnements de notre goût, en fonction de notre environnement, de nouvelles valeurs et de nouveaux savoir-faire. Bien sûr, on pourra toujours objecter, par exemple, que les technologies ne sont finalement que des technologies, et que l'on saisit mal, comment les procédés (les procédures) qu'elles induisent, peuvent changer la nature de l'art, et notre façon de le percevoir ? Comment, ce qui n'est, finalement, que mécanisme technique et informatique, peut prétendre modeler la nature de ce qui relève du symbolique ? Je répondrai sans difficulté que ces nouvelles " prothèses " de l'être humain, précisément, bouleversent d'une façon fondamentale ce qui, depuis toujours, a fait le substrat, lui-même, de l'art ! Ces nouveaux moyens bouleversent et remettent en question tous les systèmes de représentations antérieurs. Ils changent notre rapport à l'espace (délocalisation). Ils changent notre rapport au temps (le passé ressurgit soudain dans notre présent). Ils changent, en tout état de cause, d'une façon radicale, notre relation au monde ! Ce qui n'est pas anodin, ni pour l'art, ni pour sa symbolique. De nouveaux concepts se font jour, et nous imprègnent. Ceux par exemple, de réseaux, d'interactivité, de virtuel, de flux, d'hybridation (sampling), de présence à distance (ubiquité), de mémoire et gestion de banques de données, de formes et de couleurs, de combinatoire et d'aléatoire, de système et de dispositif, de commutation, de simultanéité etc…
C'est sûr, que pour être un témoin, représenter la complexité du monde, ses énergies et ses flux d'information, aujourd'hui, l'artiste va devoir inventer, concevoir et réaliser, autre chose que trois pommes dans un compotier ! Le cubisme avait déjà conçu, en son temps, la superposition des points de vue, le numérique le réalise aujourd'hui, dans le mouvement. Ces technologies modifient donc notre perception, comme notre sensibilité.
Il faut faire aussi une distinction nette, entre le propos d'un art, qui serait un art uniquement de distraction, de veine décorative, qui est juste, là, pour s'accrocher au-dessus d'une cheminée dans un salon bourgeois, ou se voir, par exemple, sur le mur d'entrée du hall d'une grande société. Un art nous procurant une légère stimulation rétinienne, mais pas un art, qui est là, pour nous interpeller, pour nous parler de quelque chose de fondamental. Pour nous donner à voir, à sentir, le monde, tel que nous l'avons jamais soupçonné. Pour nous rappeler d'urgence à quelque chose qui touche à la condition de l'être humain, que nous sommes et que nous partageons. L'un n'est pas forcément incompatible avec l'autre, mais seuls quelques " grands " artistes, sont capables de l'associer, à la fois pour notre plaisir visuel, notre délectation intellectuelle et notre implication existentielle profonde.
À vrai dire, bien malin serait celui qui serait en mesure de définir de quoi sera fait l'art du futur ? Marshall Mc Luhan nous informait que nous regardons toujours le futur dans un rétroviseur ! On prête à Malraux, en marge du trafic des trésors khmers et de ses fonctions ministérielles, le mérite d'avoir formulé quelques prophéties, notamment sur ce que seraient le troisième millénaire et l'art du futur …Rien n'est moins sûr pourtant, hélas ! que l'art soit spirituel demain. Le monde n'en prend pas en tout cas le chemin. Quelques pistes, cependant, nous laissent à penser que la peinture, elle-même, après avoir été un media dominant, peut très bien disparaître un jour, remplacée par des formes d'art, dont nous n'avons encore aucune idée ! La tapisserie est bien tombée en désuétude un jour, pour des raisons purement fonctionnelles, qui n'ont rien à voir, ni avec l'art, ni avec l'esthétique ! Remarquez la lenteur d'adaptation de nos mentalités, dans les processus d'assimilation de l'art. La photo existe depuis cent ans, et elle vient tout juste seulement d'acquérir un statut à part entière au titre de l'art. Le vidéo art, qui a ses artistes depuis quarante ans, a disparu de la FIAC, cette année même, après une brève apparition. L'ouvrage, " Art et Ordinateur", d'Abraham Moles, a été publié en 1971, en France (il y a donc plus de trente ans !) alors que "Villette Numérique", nous propose, actuellement, sous la houlette d'un conservateur américain, Benjamin Weill, dépêché à grands frais, des œuvres numériques, qui sont d'une consternante répétition et d'un intérêt très relatif. En matière d'art, et de témoignage sur notre temps, s'il en est capable, il est urgent que l'art contemporain remette ses pendules à l'heure.
L'art est fait pour anticiper, et non pas pour suivre des modes. Ce qui est passionnant, pour un artiste, c'est justement d'anticiper et d'inventer des modèles. On est d'ailleurs un artiste qu'à ce prix-là sinon, on est, tout juste un… artisan.
COMMENT SERA L'ART DE DEMAIN, ET QUELLE SERA SA FONCTION POSSIBLE ?
Devant la crise des valeurs que nous traversons, les développements technologiques, qui soulèvent de vrais problèmes éthiques (le clonage humain) la précarité des emplois, les incertitudes économiques, les bouleversements géopolitiques (la montée en puissance de la Chine), la pauvreté dans le monde
, les dangers liés à la pollution, la mise en péril de la couche d'ozone, les menaces et l'exacerbation des terrorismes internationaux, le sida, comme une peste moderne qui reprend sa revanche…les politiques, les scientifiques, les institutions internationales, démontrent, chaque jour un peu plus, leur impuissance, leur laxisme ou leur inconscience. C'est le général De Gaule qui déjà traitait l'ONU de " machin "…Sans attribuer aux artistes un rôle messianique, ces derniers ont, là, un véritable champ de réflexion et d'action, qu'ils sont seuls à pouvoir mettre en œuvre !
Des artistes, comme Orlan, Eduardo Kac, Roy Ascott, Stelarc, et beaucoup d'autres encore, attirent déjà notre attention sur les évolutions de nos environnement, mentaux, physiques, sociétaux. Ce faisant, ils se positionnent, au-delà de l'esthétique. Pierre Restany disait que nous assistions, sensiblement, mais significativement, à un déplacement du" beau " vers le "vrai ". Cette tendance ne pourra que s'affirmer dans le futur, avec l'apparition de nouvelles formes d'art. À la fresque, a succédé, la peinture à l'huile, à la peinture à l'huile, la peinture acrylique, puis la photo, puis le cinéma, puis la vidéo, puis l'art des réseaux et de l'Internet.
Aujourd'hui, les médias se croisent et s'hybrident, pour inventer d'autres formes d'expression et de représentations. L'art assure depuis toujours une fonction symbolique, et souvent il apparaît comme un substitut de la fonction religieuse, avec des rituels transposés. Certaines procédures informatiques et les jeux vidéo, eux-mêmes, peuvent être appréhendés par les jeunes générations comme la découverte et l'exploration d'un nouvel imaginaire et une véritable communication/communion dans le relationnel des réseaux électroniques.
Si l'art contemporain, celui par exemple que l'on peut voir actuellement à la FIAC, en reste limité à des effets décoratifs, ou des provocations insipides, circonscrites, tout au plus, à la périphérie au sexe, (nous invitons l'artistes à revisiter, entre autres, Dada, le Surréalisme, Fuxus, et peut-être, même, Pinoncelli…) vraisemblablement, le symbolique, l'imaginaire, la transgression, voire le religieux et ses rituels, transposés, trouveront dans nos sociétés d'autres canaux d'expression.
Artur Danto, comme Hans Belting, ont évoqué, l'un comme l'autre, la mort de l'art. Ils l'ont avancé, non pas comme sa disparition définitive, mais plutôt comme un " renouvellement " sous d'autres formes. De notre point de vue, il se pourrait bien que ces formes, là, n'aient rien de commun avec ce que nous appelons art aujourd'hui
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