UN TEXTE D'EVELYNE ROGUE
Fred Forest ou un artiste de la réflexion
" Le peu que je sais, c'est à mon ignorance que je le dois " .
" Pape des réseaux " comme certains se plaisent à le qualifier, cet artiste, unique en son genre, fondateur de l'art sociologique avec Hervé Fisher et Jean-Paul Thénot en 1973, co-auteur de quatre manifestes jusqu'en 1977, persiste et signe un peu plus de dix ans plus tard le " Manifeste pour une esthétique de la communication ". Ne renonçant en rien aux lignes directrices qui étaient déjà celles de l'art sociologique, il conceptualise une démarche qui est la sienne depuis déjà quelque dizaines d'années. Si l'art sociologique se voulait dès ses origines " une pratique active de questionnement critique " visant déjà à " susciter les prises de conscience désaliénantes " , il semble prendre une dimension nouvelle lorsque son auteur après avoir rappeler que " différentes étapes ont été franchies, nous faisant passer successivement de l'esthétique de l'image à l'esthétique de l'objet, puis à l'esthétique du geste et de l'événement (happening) " définit le rôle de l'artiste, comme ne consistant en rien d'autre, mais rien de moins non plus, que de donner " à sentir ce que les autres, dans le même moment, ne perçoivent pas encore. [Dès lors, on pressent déjà que] l'artiste de la communication va tenter de traduire la nouvelle réalité du monde dans un langage transposé dont il établira les codes " . Or, c'est bien de réalité dont nous parle Fred Forest ; une prise de conscience de la réalité à laquelle il appelle de tous ces voeux les spectateurs de ses installations, de ses interventions, de ces dispositifs de presse, de ses actions multimédias, de ses événements aussi.
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Sans doute, l'art sociologique, autant que l'esthétique de la communication qui se fondent, au point de se confondre presque intiment aujourd'hui, et depuis de nombreuses années déjà dans la pratique de Fred Forest, a toujours cherché à " mettre en question les superstructures idéologiques, le système de valeurs, les attitudes et les mentalités conditionnées par la massification de notre société " . Mais moins que tout autre mouvement artistique, pro-militant, comme l'actionnisme Viennois qui " par l'utilisation réelle de symboles de l'inconscient collectif national - le sang, la croix et autres signes du rituel catholique - ou par des scènes reproduisant réellement l'anéantissement de l'homme, en référence à l'holocauste ", [voulait] expulser de l'Autriche de l'après-guerre les restes d'un fascisme encore présent " , l'art sociologique se veut un art militant, au sens politique du terme. Cet art qui recourt autant à l?humour qu?au détournement cherche simplement, et c?est déjà beaucoup, à " faire prendre conscience de la vie, c'est-à-dire, surtout de faire comprendre l'ensemble des rapports sociaux dans lequel chacun baigne " . Dès lors, on comprend mieux pourquoi Fred Forest use aussi de l'ironie dans ses performances, aspirant par là même essentiellement " à exercer par rapport à la réalité sociale et donc à nous-même une fonction de questionnement et de perturbation " . Et l'ironie ne manque pas dans les " actions " du fondateur de l?art sociologique. Ironie socratique du 21ème siècle, sans doute, mais ironie cependant au sens fort du terme.
Pour l'artiste comme pour le philosophe, l'ironie n?est pas à comprendre simplement, uniquement, ni exclusivement d'ailleurs, comme une raillerie ou une moquerie, mais plus exactement comme une méthode artistique, philosophique, en un mot philosophico-artistique, visant à faire éclater la vérité. Telle est la téléologie, avouée ou non, formulée non pas explicitement, mais toujours implicitement contenue, dans les actions de Fred Forest. Pensons à l?une des actions de presse de l?artiste de l'art sociologique, action peut-être un peu moins connue du public que d'autres ayant eu de répercussions médiatiques de plus grande envergure, et pourtant révélatrice par excellence de cette ironie quasi " socratique ". En 1988, l'artiste de l'art sociologique créa, à " l'occasion du Colloque International "que devient la culture de notre société médiatique " organisé par l'U.N.E.S.C.O. dans le grand quotidien régional "Nord-Matin", sur une pleine page du journal de Lille une oeuvre qu'il nomma "le trou", le jour même de l'ouverture de l'exposition " . Fred Forest annonçait alors en haut à droite : titre de loeuvre : " Le trou ", 47 x 34. Cette oeuvre était signée en bas à droite. Le journal indiquait qu'elle était " tirée " en 10 000 exemplaires. Un cercle noir occupait le centre de la feuille, tandis que la représentation d'une paire de ciseaux invitait à la découpe. Et surtout, sous le cercle, on pouvait lire un texte rédigé par l'artiste, dont les termes sont ceux que voici :
" Creusons un trou dans le journal
Un vrai trou dans un vrai journal
Avec une paire de ciseaux
Creusons un trou
Un vrai trou d'artiste
Un trou qui sert à regarder derrière les apparences
Un trou qui permette désormais de regarder la vie de l'autre côté
Ce trou vous appartiendra pour toujours
Pour toujours car c'est vous qui l'avez creusé? "
Un trou qui sert à regarder derrière le trou, un trou qui sert à regarder derrière les apparences, nous dit l'artiste. On croirait presque entendre l'écho des voix s'élevant du fond de la caverne décrite par Platon . Là encore l'artiste, comme le philosophe, semblent poursuivre le même but : faire prendre conscience de son ignorance à l'ignorant qui ignore encore qu'il ignore. Si l'allégorie de la caverne peut-être lue comme une exhortation à la conversion, à la prise de conscience qu'il existe une réelle différence entre les apparences et l'essence, entre l'image et l'idée, entre le sensible et l'intelligible, entre la copie et le modèle, entre le paraître et l'être ; Fred Forest, mutatis mutandis, veut faire prendre conscience au spectateur en puissance de la distinction entre le réel et la réalité. Le " Réel " n'est pas la " Réalité ".
Si le réel et la réalité ne recouvrent pas la même signification pour l'artiste de l?art sociologique, c'est parce que le Réel est " l'univers contingent des "objets " auxquels nous sommes confrontés. Un monde opaque que nous subissons et contre lequel nous butons. Un monde en dehors de nous, fait d'une juxtaposition "d'objets individuels. Le Réel tel qu'il nous est donné est inorganisé " . La réalité quant à elle, non seulement " englobe l'ensemble des objets réels " , mais définit aussi " les rapports existants entre eux. Elle fixe [nous dit l'auteur] des rapports entre les choses. Elle tisse, et les enferme dans un réseau de relations " . Ainsi en est-il de nombre des installations, des interventions, des dispositifs de presse, des actions multimédias, des événements, des actions, de l'artiste fondateur de l'esthétique de la communication, et tout particulièrement de sa performance médiatique Le vase brisé qui s'est déroulée le 10 janvier 1986. Que se passe-t-il lors de cette performance médiatique ? Fred Forest, placé face à un récepteur radio " à l'heure programmée pour le début de l'émission qui correspond au démarrage de la performance " effectue un certain nombre d'ordres donnés par une présentatrice, reculant ainsi d'un pas, puis de deux, levant un bras, jusqu'au moment où, alors que la voix lui avait demandé de placer des fleurs dans un vase, ce dernier, à la suite d'un geste maladroit, brise le vase, a la grande consternation du public. Cette maladresse, prévue et excessivement bien orchestrée par l'artiste lui-même, mais non comprise immédiatement par le public, lui permet de substituer en lieu et place du vase brisé, l'image de ce dernier en faisant passer une cassette vidéo introduite dans un magnétoscope "installé dans le sens de la hauteur à l'endroit même où se trouvait quelques minutes auparavant le vase avec ses fleurs " . Au vase réel, l'artiste substitue l'image d'un vase, une copie de l'objet. Rien ne saurait plus nous faire penser à la distinction de deux sortes d'images qu'il nous était déjà demandé d'établir dans La République ; distinction nécessaire entre les copies et les simulacres à laquelle incitait en son temps l'allégorie de la caverne, dans la mesure où " les copies sont les possesseurs en second, prétendants bien-fondés, garantis par la ressemblance ; [tandis que] les simulacres sont comme les faux prétendants, construits sur une dissimilitude, impliquant une perversion, un détournement essentiel " . Et Gilles Deleuze d'ajouter que " c'est en ce sens que Platon divise en deux domaines des images-idoles : d?une part, les copies-icônes, d'autre part les simulacres-phantasmes" . Or de la représentation du réel à la réalité de la représentation, contrairement à ce que l'on pourrait penser la route est longue ; elle est semée d'embûches. Or, ce qui est en jeu, dans cette action, voulue, décidée et arrangée par Fred Forest, " c'est l'intention d'illustrer la manière dont notre appréhension du réel se transforme au contact des médias. C'est pourquoi [Fred Forest] organise une entreprise de brouillage des durées et des présences. Des durées et des présences qui apparaissent comme un tissu hétérogène, [alors même que] c'est leur croisement et leur télescopage qui créent toute la richesse de la situation. L'artiste nous conduit ainsi, dans un va-et-vient continu tout au long de cette performance, de la représentation du réel et la réalité de la représentation " . Le chemin qui mène à la connaissance, dans la perspective platonicienne, on s'en souvient, doit nous permettre de passer de l'illusion à la raison intuitive, de l'opinion à la science ; mais c'est un chemin rude, escarpé, dont la montée est rocailleuse. Ce qui se comprend dans la mesure où les objets de la vraie connaissance (episteme) sont les Idées, alors même que le monde sensible se limite au domaine de la doxa. Les phainomena ne peuvent effectivement être rendus intelligibles qu'à partir de leur mise en rapport (anapherein) avec les Idées auxquelles ils participent. La connaissance se constitue ainsi essentiellement comme le rappel d'un savoir au fond jamais oublié.
C'est à ce rappel, de ce que nous avons implicitement à l'esprit, mais que nous ne formulons que rarement explicitement, que nous invite en 1973 Le petit musée de la consommation . Dans cet environnement vidéo, variante de l'environnement réalisé à Paris, Galerie Germain, sous le titre d " autopsie électronique d'une rue ", Fred Forest nous donne à voir, en temps réel, toute l'activité d'une rue, extrêmement commerçante, par l'intermédiaire de 40 moniteurs montés en série ; mais surtout l'artiste donne à comprendre par un artifice de distanciation, au-delà de la monstration de la vie d'un spectateur telle qu'il la vit tous les jours , les mécanismes subtiles de cette vie que chacun vit tout simplement en-deçà ou au-delà de tout questionnement, de toute prise de conscience de l'existence des choses, de soi et d'autrui. Nous traversons l'existence, fort de notre ignorance, tels les prisonniers de la caverne que Platon souhaitait voir accéder à la connaissance. En effet, la simple perception qui a pour objet les ombres de la caverne n'est autre chose que de l'ignorance ; elle ne nous livre que des représentations contingentes et incohérentes, à la mesure de nos sens. Nous nous élevons au-dessus d'elle lorsque nous imitons les illusions de nos sens en construisant un certain nombre de détails particuliers, et cherchons d'une manière confuse à réaliser des images qui correspondent à la multiplicité des illusions. Nous croyons alors que ces modèles sont la véritable réalité, cachée sous les apparences sensibles ; ce type de connaissance n'est autre que la " doxa ", c'est-à-dire une " opinion ", un savoir incertain, qui peut être aussi bien vrai que faux. Et c'est justement parce que ce savoir tant qu'il n'est pas un véritable savoir, demeurant au stade de savoir incertain, seulement probable, s'apparente plus à un croire savoir qu?à un savoir véritable que Fred Forest n?use pas en vain de la caméra. S'il l'utilise, comme il le dit lui-même, ce n'est pas " par hasard ". Et l'artiste d'ajouter : " quelqu'un a choisi son angle de visée comme d'autres éléments de présentations dans l'expérience. En conséquence on ne se trouve pas devant le Réel, mais devant la création d'une nouvelle Réalité proposant une phase supérieure de compréhension à travers son propre système de signes " . Dès lors, nous voyons, nous saisissons, nous comprenons aussi, à quel point l'artiste attend du spectateur qu'il construise la réalité, qu'il dépasse le stade du réel, de même qu'à l'époque antique les philosophes invitaient à sortir de la caverne, à se détourner des ombres pour se tourner vers la réalité. C'est en ce sens que Fred Forest peut dire aussi que " tout le "réalisme" de l'artiste de l'art sociologique consiste à aider à naître ce qui doit naître " . Plus important que tout, de l'antiquité à nos jours, la démarche essentielle de la réflexion de tout être pensant demeure inchangée. Nonobstant l'avenir à construire, la pensée du monde à venir à élaborer, c'est le Réel qui est à penser ; ce sont les apparences qui sont à interroger.
Et nul n'ignore combien les apparences peuvent être trompeuses. Les illusions d'optiques, dont chacun peut faire l'expérience quotidiennement, au demeurant souvent sources de nos égarements, ne manquent pas. Mais l'artiste de l'art sociologique va plus loin. En effet, avec Les logiciels de l'imaginaire, Fred Forest s'amuse à brouiller les pistes entre le vrai, le faux, le faux-vrai, le vrai-faux, voire l'incertain, l'improbable, et pourquoi pas l'impossible. Lors de cette action multimédia, visant à faire réagir " le personnel enseignant de l'Education Nationale sur les mutations de la pédagogie et l'introduction des technologies dans les systèmes de formation " , une circulaire, " diffusée dans tous les établissements, rédigée par l'artiste lui-même, informe ces derniers qu'un artiste a conçu un logiciel capable de créer des programmes artistiques " , insistant sur le fait que " ce programme est susceptible à court terme de remplacer les enseignants d'Arts Plastiques, et tous les enseignants à plus long terme ! " Nombre d'enseignants demandèrent à recevoir la disquette afin de l'expérimenter, mais celles-ci se révélèrent vierges de tout programme. Fallait-il prendre la circulaire à la lettre ou bien en dégager seulement l'esprit ? Peut-être même fallait-il, tout simplement et nécessairement surtout, réfléchir à demain, au monde à venir. Comme se plaît à le faire remarquer P. Lévy, " il nous faut regarder le monde d'aujourd'hui avec les yeux du monde de demain, non avec ceux du monde d'hier " . Cette action multimédia effectuée par l'artiste était sans doute à comprendre comme une invitation à réfléchir à l'a-venir de l'enseignement. En effet, Fred Forest n'est pas seulement un artiste, ce qui est déjà beaucoup, mais c'est un artiste visionnaire. Si la disquette adressée aux enseignants qui en ont fait la demande en 1991 était vierge de tout programme, il n'en faut pas moins reconnaître qu'étaient inscrits en lettres, certes invisibles, en langage codé, sans doute aussi, les programmes en attente pour les décennies à venir. Tel était ce qui était à comprendre pour qui voulait lire entre les lignes de codes informatiques irrémédiablement muettes à l'époque. Il aurait fallu avec l'artiste visionnaire entendre la voix d'Adele , enseignante virtuelle conçue par Lewis Jonhson qui en expliquait le fonctionnement en août 1999. Il aurait fallu aussi être capable de voir, en scrutant du regard la disquette, en regardant à travers les lignes de codes du programme absent ce jour-là, Steve se profiler à l'horizon. Steve, agent pédagogique, entièrement intégré au décor 3D qui représente une salle des machines d'un bâtiment de l'US Navy, se présentant sous la forme d?un mécanicien en bleu de travail, dont la mission consiste, justement, à enseigner le fonctionnement des installations de façon aussi réaliste que possible. Enfin, un utilisateur averti, un spécialiste de l'informatique, en tentant de déboguer la disquette irrémédiablement vierge, aurait pu, à sa grande stupéfaction, rencontrer, entre deux lignes de codes invisibles, " un système d'apprentissage baptisé Roboteach dédié à l'enseignement de la technologie et, destiné à rendre les interventions des professeurs auprès des élèves plus efficaces " . Fred Forest n'est certes pas le Platon du 21ème siècle, en tout cas, il ne se revendique pas être tel. Il ne cherche pas à faire atteindre au spectateur la connaissance discursive, celle qui procède logiquement des principes à la conséquence, comme cela se pratique en mathématiques, ni même le stade suprême du savoir, lequel ne peut être atteint que lorsque nous parvenons à la contemplation du monde des Idées noesis qui n'exclut pas la dianoia, mais dont la fin est l'intuition des réalités intelligibles. Il s'avère être, mutatis mutandis, sans le revendiquer le moins du monde d'ailleurs, le Socrate du 21ème siècle. Rêvant, comme tout à chacun, et en tant qu'artiste plus que tout autre, à un exercice de la pensée discursive et de l'intellection conduisant à la véritable episteme, il cherche, dans le registre artistique qui est le sien, avant tout et par tous les moyens surtout : ironie, humour, détournement, provocations parfois aussi, à nous faire prendre conscience que la Réalité, telle que l'entendent les artistes de l'art sociologique ; une Réalité qui n'est pas accessible à l'âme humaine, de façon immédiate ; pas plus d'ailleurs que dans l'Antiquité, l'essence ne se donnait immédiatement à saisir, à contempler dans toute son intelligibilité.
Une connaissance de la Réalité, qui passe nécessairement par une médiation, celle de la réflexion en tant que retour de la pensée sur elle-même. Autrement dit, de la même manière que les prisonniers de la caverne doivent se retourner dans un premier temps afin de cesser de regarder les ombres qu'ils prennent pour la réalité, de la même manière l'arrachement de la conscience au divers de l'opinion ne peut s'opérer que par un mouvement de conversion de notre âme, fusse-t-il au prix d'une prise de conscience douloureuse. Prendre le Réel pour la Réalité peut d'ailleurs se révéler lourd de conséquence, voire dangereux, de la même manière qu'il n'est pas anodin de confondre le paraître et l'être ! C'est en tout cas le message que semblait vouloir faire passer Fred Forest lors de sa vidéo performance intitulée La photo du téléspectateur , le 13 novembre 1976. Pour clôturer une émission de quarante minutes que lui avait consacré Jean-Paul Trefois sur R.T.B., s'adressant aux téléspectateurs, cadré en gros plan, l'artiste, prétendait que les avancées de la technologie étaient tellement avancées qu'il était possible de prendre en photo le téléspectateur, devant son écran, à partir du plateau de télévision. Fort de cette " prodigieuse avancée technologique " ( !), Fred Forest demandait alors au spectateur, qui le voulait bien, " de se déplacer légèrement à droite, légèrement à gauche, de sourire, surtout de ne plus bouger ! " afin de pouvoir prendre la photo en question. À l'issue de cette vidéo performance plus de 300 téléspectateurs écriront pour demander leur photo à R.T.B. ! Point est besoin d'insister davantage pour montrer, sinon démontrer, à quel point " le réel est brut ", tandis que " la Réalité, [elle], au contraire est ce résultat du travail d'approche et de transformation entrepris par l'homme ". Confondre le Réel et la Réalité, dans le cas présent, revient bien à prendre des ombres pour la réalité, à confondre le paraître et l'être, à manquer de jugement aussi, de jugement critique surtout. Sans usage de sa propre raison, sans recourt au jugement critique, point de salut pour l'homme, pour l'homme savant, pour l'homme désirant savoir surtout ! Entre " savoir " et " croire savoir ", la frontière est parfois ténue ; si ténue que l'on peut en venir, si on n'y prend garde, à confondre " savoir " et " ignorer ", ce qui est plus grave encore.
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Prendre conscience de son ignorance, tel est bien le premier pas vers la connaissance, mais pour être en mesure d'accomplir ce premier pas, encore faut-il savoir que l'on ignore. En effet, si d'une part on ignore que l'on ignore, il n'y a aucune raison de chercher à savoir ce que l'on ignore. Ignorant que l'on ignore, on croit savoir. Et même si on trouvait par hasard les choses que l'on ignore, on ne saurait les reconnaître car, justement, on les ignore. De plus, au sujet des choses que l'on sait, on ne les cherchera pas non plus, puisqu'on les sait. " Sans l'ignorance, point de questions. Sans questions, point de connaissance, car la réponse suppose la demande. Celui qui sait "tout" ne sait rien, car l'acte du savoir ne se produit pas en lui ; il manque d'une condition essentielle. Celui-là n'agit pas qui ne manque point de quelque chose " . Autrement dit, on pourrait se demander s'il n'y a pas une sorte de savoir qui s'apparente à une ignorance que l'on sait d'une part, et un savoir qui se distingue radicalement d'une ignorance en tant qu'elle s'ignore d'autre part. Le savoir passe en effet par la prise de conscience de l'ignorance, d'où dérive une nécessaire humilité de la part de tout individu face à lui-même, aux autres et au monde. L'homme n'est pas la mesure de toutes choses. Si une chose est indéfinissable, on ne peut rien en dire et sans doute nous faut-il garder le silence à son sujet . Il est pourtant des silences éloquents, des silences qui hurlent, des silences criants de vérité ; tandis que certains hurlements demeurent irrémédiablement muets. Interrogeons-nous donc sur le fait de savoir si l'ignorance ne peut pas se donner à interpréter en tant que savoir qui s'ignore et le savoir en tant qu'ignorance qui se sait. Interrogation sans cesse renouvelée par Fred Forest, car mieux que quiconque il sait que la fonction de penser ne se délègue point, et encore moins celle de penser le sens de son existence. Il invite les spectateurs de ses actions à passer du " Réel " à la " Réalité ", à penser aussi, mais à faire un usage personnel de la pensée, car l'artiste n"est pas un donneur de leçons. Il invite, seulement, presque humblement, à chacune de ses installations, de ses interventions, de ces dispositifs de presse, de ses actions quiconque le veut bien, à le suivre sur le chemin de la réflexion.
Évelyne Rogue
evelyne.rogue@wanadoo.fr
Le 17 mai 2003
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