Art
génératif, par Louis-José LESTOCART
Début
années 80, Gary Hill, artiste vidéo, entame sa recherche
sur le langage. En particulier sur l'idée d'une physicalité
du langage. Bientôt, grâce au procédé d'une machine
nommée Rutt/Etra (scan processor électronique mis au
point au début des années 70) qui lui permet d'explorer
la nature physique et l'immédiateté du médium, il inaugure
un travail sur le temps réel, intrinsèque à la vidéo,
où il perçoit un mouvement proche de celui de la pensée.
Tel un flux, une topologie du temps restitué rendus
sensibles par le médium. Puis il crée, la notion de
métalogue, combinant des narrations multiples, qui bâtit
des effets d'arborescences à partir d'un seul ensemble
d'images fondant un monde très physique entre réflexion
et fiction. Depuis le début des années 90 est né le
net.art qui associe pareillement images, associations
de mots, de pensées, physicalité du langage, temps réel,
réflexion et fiction. Ainsi se fait une nouvelle réalité
artistique ayant parfois recours à des notions mathématiques
et physiques pointues qui modélisent au mieux, pensée
créatrice et intellectuelle, conscience et représentation,
tout en se plaçant dans la globalité de perception du
champ économique et géopolitique mondial.
Les ouvres du net.art devenant des métaphores, dans
le sens où Thomas Kuhn, historien des sciences, parle
de métaphore de la pensée : à la fois pensée et "modèle"
de la pensée. Ces ouvres sont surtout des sites-avatars
de personnes réelles (artistes ou groupement d'artistes)
posant et/ou traitant des questions portant sur l'identité,
la mémoire, le sentiment, l'histoire de l'art, l'Histoire
du monde ou personnelle, l'intime, la dérision, l'existence
: " diviseurs communs " de tout être humain.
Travail sur l'identité donc, mais aussi idée d'une présence/absence.
Car qui est là ? Personne en fait. D'où cette idée d'avatar,
manière commode de (se) poser des questions. Le net.art
englobe ainsi plusieurs critères qu'on n'entend pas
tous traiter ici. Sur plusieurs sites, ces thèmes de
l'identité et de la présence sont symbolisés par un
moi indéfinissable, un moi-avatar (nom de l'artiste
ou nom du site) qui s'avère souvent de plus en plus
complexe et instable. L'image y devient parfois logos
(discours/langue) incarné et contient un sens à plusieurs
niveaux. Souvent ce qui paraît avec cet avatar, ce n'est
pas une personne de chair et de sang, mais le médium
lui-même (écran et image numérique). Il finit par y
avoir un secret dans cette " incarnation ". Presque
eucharistique.
Or cette présence/mystère n'est là aussi qu'un avatar,
idéateur néanmoins de la situation proposée (définie
par le programme et les invites sur lesquelles on doit
cliquer) qui devient similaire aux représentations verbales
: descriptive, évolutive, imprévisible. Le trait commun
entre ces artistes est cependant que l'alliance image,
son, texte, " verbalise " le regard, précipite dans
des strates de discours divers correspondant tous initialement
à une promesse.
Le fait de cliquer ou non sur l'invite de l'artiste
réalisant ou non la promesse. Au départ, on se trouve
donc en présence d'" actes de langage " (speech acts)
selon John Austin et John Searle, philosophes analytiques
du langage, pères de la linguistique performative :
" Quand dire c'est faire ". Linguistique qui aboutit
peu ou prou à une nouvelle théorie de la représentation
dont les formes divergent sans cesse suivant les outils
d'affichage utilisés. La particularité formelle de ces
" promesses " ou énoncés, est qu'elles donnent lieu
à un " acte " spécifique. Ou plutôt toute énonciation
est un acte, engendrant presque la culpabilité, et qui
ne finit à son tour par n'avoir de sens que sur le trajet
de toutes les réponses qu'elle peut recevoir (par le
biais des mails des internautes ou des choix qu'ils
opèrent eux-mêmes dans le programme).
Ainsi se créent après la " littérature potentielle "
de l'Oulipo, un " écrit potentiel ", une imagerie et
un sens tout aussi " potentiels ". L'art est-il devenu
une espèce en train de muter ? Le net par les flux,
les modes rhizomiques qui l'avivent, la mutation radicale
d'une création basée sur des liens réels avec l'internaute,
suscitent un renouveau complet des méthodes d'analyse.
Car bien souvent les observateurs pris dans une Weltanschauung
(représentation du monde) par bien des côtés caduque,
persistent dans des analyses attendues face à ce qui
est vraie " anomalie " dans un paradigme triomphant.
On peut entendre " anomalie " dans le sens où Kuhn l'emploie
dans la Structure des révolutions scientifiques ; c'est-à-dire
l'existence de hasards ou de probabilités émergeant
soudain d'un lot de croyances supposées vraies qui jusque-là
établissaient un paradigme (comme est une certaine rhétorique
artistique toute entière basée sur la résistance et
la frustration de certains observateurs) auquel chacun
sacrifiait et qui, de ce fait, se retrouve mis en question
totalement.
Tous les artistes présentés ici n'appartiennent pas
à la même généalogie bien que leurs mises en scène du
langage, l'intellectualisation, les fragments autobiographiques
et les textes plus ou moins littéraires ou théoriques
rendent des rapprochements inévitables entre tous ceux
qui initient des jeux de langage en dématérialisant
la notion d'ouvre et en organisant l'espace autour d'elle
en structures séquentielles, en tenant compte des questions
de diffusion et des nouvelles donnes spatio-temporelles
et sociales propres au médium. De surcroît, dans cette
optique l'idée de langage seul est absurde sans l'idée
d'un non-langage, sans l'introduction d'une sorte d'objection
non-linguistique permettant implicitement d'autres sens
et d'autres idées.
Ce qui reste c'est l'inscription d'un tel art dans ce
que Mark Amerika, artiste célèbre du net, appelle le
public narrative environnement . Notion à laquelle on
pourrait ajouter celle du public non-narrative environnement.
Puisque là où on suppose une intention de donner du
sens, de faire de l'art donc, il faut aussi augurer
ou prendre en compte l'exact contraire. Encore l'idée
du métalogue chère à Hill. Selon la théorie de la signification
de Jacob von Uexküll, les objets revêtent des connotations
pour les sujets regardants tout en bâtissant des paradigmes
illusoires. Connotations qui sont toujours prégnantes
selon un type de conditionnement à la Pavlov où l'art
n'est pas seulement signe donné mais quelque chose qui
nécessairement voudrait signifier.
L'art est-il donc bien une espèce en train de muter
? Le net demeure un médium à part entière à la base
- c'est presque un truisme - d'une nouvelle phénoménologie
de la perception. S'il reste un élément fondamental
de cohésion, de médiation, d'intégration - immense banque
de données sur des successions d'instants d'une Histoire
vécue en temps réel par l'intermédiaire de notre cerveau
- il est aussi un organe proprement linguistique qui
ne s'adresse à personne en fait - car encore une fois
qui parle ou qui écrit ? - si ce n'est au langage lui-même,
au fait linguistique et à son évolution. Sans cesse
pourtant est remise dans le net l'idée de délimiter
le monde dans le langage et de l'y mettre en évidence.
Opération d'ailleurs déjà mise en place au XVIIe siècle
par la Logique (Arnaud et Nicole) et la Grammaire de
Port-Royal (Lancelot et Arnauld) en ayant pour fonction
d'" imiter " la pensée, d'en offrir une représentation
et au-delà une représentation du monde. Avec toutes
les notions de description, de cartographie, d'historiographie
et d'analyse qui s'y rattachent. Or ce monde, celui
du net, est aussi instable et changeant que le monde
quantique et que la Zone de Stalker de Tarkovski.
Dès lors le net, tout en offrant un nouveau champ pour
l'épistémologie, ne paraît plus être qu'un véhicule
transparent et adéquat pour un questionnement de la
subjectivité.
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