Polémique
: quand le philosophe et le sociologue croisent le fer sur
Internet
Philippe Breton* et Pierre Lévy*
sont de brillants universitaires qui font autorité,
chacun à leur manière, dans les approches et
la réflexion induites par le développement des
réseaux et de lInternet
Leurs analyses
respectives, comme la mis en évidence de façon
abrupte le " Monde Interactif " du mercredi
29 novembre 2000 avec une interview croisée, a révélé
lampleur de leurs divergences ! À chacun
de juger, maintenant, sur les arguments quils avancent
lun et lautre. Le Web Net Muséum a voulu
aller plus loin en les plaçant, face-à-face,
sur Internet. Sur notre proposition, ils ont donc " sportivement "
accepté den découdre frontalement, et
cela sur le principe de trois questions quils se posent
simultanément. Par souci déquité,
ni lun, ni lautre, ne disposait des réponses
de leur homologue, avant de sexprimer eux-mêmes
Voici le résultat, ce sera à vous de juger !
Les trois questions de Philippe
Breton à Pierre Lévy
et les trois réponses
quen donne ce dernier :
PhB - Première
question : ne penses-tu pas qu'un débat entre nous,
je veux dire face-à-face dans une même pièce,
aurait une bien meilleure qualité, une bien meilleure
" intelligence " que ce simulacre de confrontation
par questions en aveugle, qui me rappelle le test de Turing,
par ailleurs assez sinistre sur le plan humain ? (Je crois
savoir (je veux bien être démenti) que tu as
refusé un tel débat dans le cadre du dossier
que le " Monde interactif " a consacré
à nos thèses et j'avoue ne pas
attendre grand-chose de cette confrontation-ci.)
PL - Je t'ai rencontré
face-à-face à plusieurs reprises et il ne m'a
pas semblé qu'une merveilleuse compréhension
mutuelle émanait de cette mise en présence des
corps, c'est le moins que l'on puisse dire
sauf peut-être
il y a très longtemps, à l'époque où
nous étions amis. Par ailleurs, la communauté
scientifique, à laquelle tu prétends appartenir
a depuis très longtemps établi la tradition
du débat écrit, depuis les lettres que faisait
circuler le père Mersenne, jusqu'aux listes de discussions
contemporaines en passant par les revues scientifiques. Voila
qui explique ma préférence pour le débat
écrit, au moins pour ce qui concerne nos relations.
Je ne vois pas ce que le test de Turing vient faire ici.
PhB - Deuxième
question : tu as la dent dure contre ceux qui critiquent l'ordre
social actuel. Tu les ranges dans la catégorie du " ressentiment ".
Mais ne penses-tu pas, de ton point de vue, que leur contestation,
quelle qu'en soit la nature, fait partie aussi de ce que tu
appelles l'intelligence collective ? Et si non, ta vision
du monde ne risque-t-elle pas dêtre interprétée
à son tour comme singulièrement manichéiste
?
PL - Les médias
classiques oscillent la plupart du temps entre les mauvaises
nouvelles spectaculaires sans profondeur d'analyse et la niaiserie
divertissante. Ceux qui maintiennent le plus efficacement
l'ordre social actuel, ce sont les journalistes dénonçant
la pourriture du monde à longueur de colonne et d'heures
d'antenne, certes, mais ne présentant aucune compréhension
globale ni aucune perspective d'émancipation. Merveilleuse
double contrainte par blocage de l'imaginaire. Hélas,
la posture critique est le nouveau conformisme, le nouveau
conservatisme, particulièrement en France. Chez les
journalistes, on le prend de haut, on n'est pas dupe, on en
sait long : pas d'espoir, surtout ! Les poètes
et les enthousiastes sont des cons. L'originalité de
pensée est ridicule. Un scepticisme blasé, une
infinie capacité de soupçonner, le ressentiment
contre l'Amérique et " le marché "
se font passer pour de l'intelligence. Or le rôle d'un
penseur n'est pas de répéter ce que tout le
monde a déjà entendu par le canal des médias.
J'aime Internet justement parce que ce nouvel espace de communication
fait sauter le monopole des journalistes sur la sphère
publique, parce qu'il ouvre de manière remarquable
la liberté d'expression, parce qu'il permet à
tout un chacun de faire entendre sa voix, qu'elle soit celle
de la passion, de la rage, de la dénonciation ou du
partage de connaissances. L'intelligence collective ne se
limite pas à la liberté d'expression mais cette
liberté est sa condition sine qua non.
La critique active de l'ordre social actuel passe par la ligne
utopique, mais fort pratique, du réseau, comme le montrent
certains aspects forts intéressants du mouvement anti-mondialisation.
PhB - Troisième
question : ne penses-tu pas qu'il y a une contradiction majeure
à affirmer régulièrement, clairement,
et avec beaucoup d'enthousiasme, que c'est sur Internet, transformé
en " noosphère " teilhardienne,
que devrait se passer la majeure et la meilleure partie de
nos relations et en même temps à prendre une
position de défense et de repli stratégique
dès qu'il s'agit de défendre ce point de vue
en public ? La noosphère ne nous débarrasse-t-elle
pas du corps et de la rencontre physique ? Pourquoi au fond
ne pas assumer la radicalité de tes positions ?
PL - Tu laisses entendre
que j'aurais un programme d'abolition du corps mais que je
n'oserais pas défendre cette position en public. Mais
si je n'osais pas proclamer cette vue publiquement, affirmerais-je,
comme tu dis, " régulièrement,
clairement, et avec beaucoup d'enthousiasme " la
nécessaire croissance de la noosphère ?
Les choses sont extrêmement simples : il ne s'agit pas
de choisir entre le corps et l'esprit. Oui, nous aurons de
plus en plus de relations par l'intermédiaire du réseau,
et cela est fort bien.
L'homme est un être de langage, le porteur de l'esprit,
l'hôte de l'intelligence collective. Oui nous nous rencontrerons
et nous nous mélangerons de plus en plus en chair et
en os, comme le montre la montée des migrations, du
tourisme, des voyages, des colloques et réunions de
toutes sortes, sans parler des raffinements de la gastronomie.
Nous sommes incarnés et notre condition corporelle
elle-même connaît d'importantes mutations. Il
s'agit du même processus d'artificialisation et de croissance
des connexions. La voiture et le téléphone.
Internet et l'avion et le TGV.
La promenade sur un chemin de montagne et la lecture d'un
poème de Walt Whitmann. Ce n'est pas " ou
bien, ou bien ", mais " et, et
".
Non pas ceci ou cela mais un processus global de métamorphose.
Et le papillon s'envole.
Adieu, Philippe.
Les
trois questions de Pierre Lévy à Philippe Breton
et les trois réponses quen donne ce dernier
PL -
Tu analyses depuis plusieurs années les " discours
d'accompagnement " des nouvelles technologies. Mais
quelle est ta perception et ton interprétation du phénomène
lui-même de croissance et de perfectionnement des outils
de communication ?
PhB - Je suis guidé
dans cette interprétation du développement des
outils de communication par deux idées simples :
les nouveaux outils dont l'humanité se dote à
chaque étape de son histoire sont porteurs d'une charge
ambivalente. Chacun de ces outils peut être mis aussi
bien au service du bonheur que du malheur. Je ne partage donc
absolument pas le point de vue optimiste, parfois naïf,
selon lequel, en quelque sorte par nature , les techniques
de communication seraient porteuses d'un progrès pour
l'humanité. La deuxième idée est que
je ne crois pas que les techniques marquent de leur empreinte
de façon déterministe les sociétés
humaines. Bien au contraire, ce sont les sociétés
humaines qui sont à la source du processus d'innovation
qui conditionne la forme et l'usage de nos objets. Ces deux
idées sont évidemment solidaires. Pour le dire
autrement, l'anthropologie des techniques n'existe pas, elle
n'est qu'un cas particulier de l'anthropologie générale.
Toute prétention de lire l'ensemble de notre destin
anthropologique à travers les seules lunettes des techniques
me fait penser à l'histoire qui dit que pour l'homme
doté d'un marteau, le monde se réduit à
un clou.
PL - Tu dénonces
les dangers d'une disparition du corps et des rencontres réelles
dues à l'utilisation croissante d'Internet. Pourtant,
les transports réels, le tourisme, les voyages, les
rencontres et les réunions physiques de toutes sortes
sont en augmentation constante. De plus, les gens sont de
plus en plus attentifs à leur corps, à la qualité
de ce qu'ils mangent, etc. Pour moi, il s'agit de différentes
modalités d'un seul phénomène multidimensionnel
d'interconnexion et d'ouverture des possibles. Mais puisque
tu opposes le réel et le virtuel, comment expliques-tu
que les agences de voyages se portent si bien et que les aéroports
soient toujours encombrés en pleine période
de développement du cyberespace ?
PhB - Le développement
des rencontres physiques aujourd'hui est un phénomène
qu'il faudrait analyser plus finement. Il serait notamment
nécessaire de rapporter l'augmentation effective des
voyages à l'augmentation de la population. Cet accroissement
est donc tout relatif. Il y a même un accroissement
négatif pour toutes les populations qui cherchent à
émigrer, ou simplement à aller chercher provisoirement
du travail ailleurs, le plus souvent pour des raisons économiques.
Le passage des frontières est actuellement une des
plus grandes inégalités qui soient dans le monde :
plus vous êtes riche plus vous êtes le bienvenu
partout, plus vous êtes pauvre et plus les frontières
vous sont imperméables. N'importe qui n'est pas un
" planétaire ". On peut donc aujourd'hui
communiquer relativement facilement mais beaucoup moins se
déplacer physiquement. Mais là n'est pas l'essentiel.
Ce que je critique ce sont les effets possibles d'un discours
qui privilégie systématiquement la communication
à distance, qui la valorise, et qui présente
le monde matériel, extérieur, comme le fait
le plus souvent par exemple la publicité pour Internet,
comme un monde dangereux, sale, repoussant. Il serait souhaitable,
et je suis sans doute daccord avec toi sur ce point,
que le développement des communications à distance
ne s'oppose au développement de la rencontre directe.
Ce serait là un idéal à atteindre, mais
il faudrait pour cela que le discours d'accompagnement d'Internet
renonce à ce qui est le noyau de son attrait :
la promesse d'une virtualisation généralisée.
Es-tu prêt à ce renoncement ?
PL - Tu rappelles aux
Catholiques que Teilhard de Chardin n'était pas en
odeur de sainteté et tu décèles chez
moi l'hérésie religieuse. Que penses-tu de cette
déclaration du Dalaï Lama : " Nous sommes
plus de cinq milliards d'êtres humains et, en un sens,
je pense que ce dont nous avons besoin c'est de cinq milliards
de religions différentes. "
PhB - J'ai simplement
voulu souligner la contradiction qui existe à mon avis
entre l'humanisme et la nouvelle spiritualité à
la formation de laquelle tu participes. Je l'ai dit, je le
maintiens et je le rappelle chaque fois que je prends la parole
en public sur cette question, je respecte toutes les croyances
et je me bats pour qu'elles soient considérées
comme respectables. Ce faisant, je plaide aussi pour ma cause.
Ma critique est double : d'abord quant au fait que l'on
mélange les techniques avec la spiritualité,
ensuite qu'il n'y ait pas de vrai débat sur les enjeux
sociaux et culturels associés aux nouvelles technologies.
Ces deux points sont liés. Tu n'es pas sans te souvenir,
puisque tu as fait ta thèse sur la liberté en
Grèce, que la démocratie n'a été
possible qu'au prix de la séparation de l'acropole
et de l'agora. Une croyance religieuse étant indiscutable,
il n'y a pas de débat possible sur ce qu'elle imprègne.
La nouvelle spiritualité qui entoure Internet et qui
est candidate à lui donner du sens empêche le
débat. C'est pour cela que je la critique. C'est exactement
la contradiction dans laquelle se trouvait Teilhard de Chardin
dans sa volonté de faire communiquer les deux mondes :
la science et la religion. Que cette nouvelle spiritualité
soit individualiste au sens où chacun aurait une religion
différente ne change rien à l'affaire.
À
vous maintenant de vous faire une opinion et
éventuellement
de nous la faire partager !
Le Web Net
Museum se veut aussi un lieu de débat
press@webnetmuseum.org
À Pierre Lévy et
Philippe Breton, même si cette confrontation ne les
a pas conduit à tomber daccord, il sen
faut
merci davoir accepté lun et
lautre, aussi spontanément, de répondre
à notre invitation.
*Philippe Breton, Le Culte dInternet
( La Découverte 2000 )
*Pierre Lévy, World Philosophie
( Odile Jacob 2000 )
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