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Fred Forest - Retrospective
Art sociologique - Esthétique de la communication
Exposition Art génératif - Novembre 2000
Exposition Biennale 3000 - Sao Paulo - 2006

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Reflexions

> Annick Bureaud, Interview avec Fred Forest. réalisée le lundi 22 décembre 2008 à Paris

> Louis-José Lestocart : Entendre l’esthetique dans ses complexités

> Mario Costa
> Pierre Lévy et Philippe Breton
> Pierre Lévy - Séoul
> Pierre Restany/Fred Forest un compagnonnage de trente ans
> Pierre Lévy: Pour un modèle scientifique des communautés virtuelles (Ce texte est dedicacé à Fred Forest par Pierre Levy - Format PDF)
> " L'art contemporain est-il contemporain ? " Fred Forest, 2004

 

L'évolution culturelle
Par Pierre Lévy

Méthode d'interprétation positive

J'annonce une civilisation planétaire, fondée sur la pratique de l'intelligence collective dans le cyberespace. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais justifier ma méthode, qui n'est pas celle de la prévision scientifique, mais celle de l'imagination poétique. Cette mise en contraste de la prévision et de l'imagination ne signifie pas que l'imagination serait du côté du faux ou de l'illusoire. Je crois au contraire que l'imagination, et plus particulièrement l'imagination collective, produit la réalité. Je veux plutôt souligner, en parlant d'imagination et non de prévision, que l'avenir n'est écrit nulle part et que nous sommes probablement beaucoup plus libres que nous ne le pensons. Nous sommes responsables du monde que nous créons ensemble par nos pensées, nos paroles et nos actes. C'est pourquoi je suis persuadé qu'il est beaucoup plus utile d'exercer de manière créative notre propre vision et notre propre liberté d'action que de dénoncer, de juger et de condamner le monde comme il va, c'est-à-dire, au bout du compte, les autres. Cela signifie-t-il qu'il ne faille pas faire preuve de capacités critiques, de puissance discriminative ? Non, bien entendu. En effet, toute pensée, toute parole et toute action positive désigne en creux, subtilement, les voies qu'elle a choisi de ne pas prendre. Montrer un certain chemin et s'y engager, revient à "critiquer" les routes inempruntées. L'exercice de la liberté, et celle de la liberté poétique comme les autres, suppose le choix, et donc l'évaluation. Mais au lieu de renforcer des stéréotypes négatifs, de reproduire un conflit, de durcir des identités en opposition, l'imagination créatrice convoque un monde à venir.

Elle ne le fait pas à partir de rien, ni en suivant de purs fantasmes. Par un travail acharné d'observation directe et de dépassement des préjugés, je tente de repèrer, parmi les mille germes de formes possibles qui se manifestent dans la situation actuelle, ceux qui, pleinement développés, conduiront aux situations les plus favorables à une expansion de la liberté. L'imagination créatrice, telle que je le conçois, ne peut donc se dissocier d'une lecture, d'une interprétation, d'une sorte de vision profonde pour qui la réalité ou le sens ne sont pas déjà donnés mais en attente d'être révélés par un acte de connaissance libre. L'interprétation créatrice choisit une direction de sens parmi une virtualité indéfinie de directions possibles. Mais cette liberté, loin d'être arbitraire, se garde de projeter une signification à partir de concepts déjà faits ou d'intérêts partiels. Elle tente de rendre au texte, à l'image, à la situation dans son ensemble, une vie dont le jaillissement peut venir déranger les préjugés, les prévisions, les croyances. L'objectivité matérielle du monde, la réalité "que tout le monde voit bien" (et qui change avec chaque culture, chaque époque, chaque théorie, chaque point de vue) n'est jamais qu'une sclérose de l'intelligence créatrice, une incapacité à percevoir le caractère évolutif et vivant du monde. Ainsi, je conçois les situations comme des paysages de virtualités que mes perceptions, mes interprétations et mes actions développent dans un sens ou dans un autre. A chaque instant, le monde est une mosaïque de signes dont chacun prétend ouvrir une porte sur une autre mosaïque, et ainsi de suite à l'infini. Sur quelle poignée peser ? Sur quel lien cliquer ? Dans les langues latines, semence et sémantique ont la même racine, les deux connotent le virtuel, l'avenir en puissance, du côté de la vie ou du côté de la signification. Quelles graines arroser parmi le vaste paysage que dessinent les grains de sens ?

La question la plus intéressante n'est donc pas : "cette interprétation est-elle vraie?", mais plutôt "quel type de chemin cette interprétation ouvre-t-elle ?" Quelle réalité fait-elle naître ? Mène-t-elle vers un durcissement de l'expérience, de plus en plus perçue comme solide, matérielle et douloureuse ? Ou bien vers une expansion de la liberté, vers un raffinement du jeu des signes, vers une affirmation de la vie du monde et de la joie d'exister ?

Si je choisis d'interpréter les signes les plus "positifs", les plus porteurs de liberté, ce n'est donc pas pour prétendre que "tout va bien", ni qu'il ne se commet pas d'injustices dans la société, ni que toute souffrance a disparu, mais afin de faire exister le plus puissamment possible, aussi bien dans mon esprit que dans celui de mes lecteurs, les chemins qui conduisent à un avenir d'émancipation. Car il n'existe aucun doute sur la meilleure direction : c'est la direction de la liberté.

Notre responsabilité

Internet est un espace de communication proprement surréaliste, duquel "rien n'est exclu", ni le bien, ni le mal, ni leurs multiples définitions, ni la discussion qui tend à les départager sans y parvenir jamais. Internet incarne la présence de l'humanité à elle-même puisque toutes les cultures, toutes les disciplines, toutes les passions s'y entremêlent. Puisque tout y est possible, il manifeste la connexion de l'homme à sa propre essence, qui est l'aspiration à la liberté.

Le bien et le mal, tout comme le mensonge et la vérité, appartiennent au monde du langage et croissent avec lui, se complexifient avec lui. Qu'est-ce que ce chaos qui règne dans le cyberespace comme dans l'humanité contemporaine ? Où se trouve l'ordre ? Voilà ce que nous voudrions savoir. Nous cherchons et courons en tous sens, nous nous réunissons en clans, nous nous opposons, nous nous égarons, nous nous battons… Nous dénonçons le "mal" à droite et à gauche. Chacun pointe le doigt sur les autres. Nous nous précipitons avec avidité sur des "biens" de toutes sortes. Et, ce faisant, nous compliquons tout, nous jouons notre rôle d'accélérateurs de l'évolution, comme les animaux, les courants et les vents qui dispersent les semences d'une écologie végétale en évolution. Parce qu'il met en jeu la liberté, qui est l'essence du langage, Internet va nous faire découvrir la véritable hiérarchie du bien : une hiérarchie complexe, hypertextuelle, enchevêtrée, vivante, mobile, foisonnante, tournoyante comme une biosphère.

Déjà, beaucoup d'entre nous participent en ligne à une multitude d'échanges d'idées, d'informations et de services. Nous nouons des conversations dans des communautés virtuelles de toutes sortes le long de réseaux mobiles en reconfiguration continuelle. Bientôt nous aurons tous notre site web. Dans quelques années, nous propulserons dans le collectif humain nos mémoires, nos projets et nos visions sous la forme d'avatars, ou d'anges numériques qui dialogueront dans le cyberespace. Chaque individu, chaque groupe, chaque forme de vie, chaque objet deviendra son auto-médium, son propre émetteur de données et d'interprétations dans un espace de communication où la transparence et la richesse s'opposent et se stimulent.

A la télévision succèdera l'omnivision : à travers le cyberespace, quel que soit le lieu où nous nous trouvons, nous dirigerons nous-même nos yeux à distance vers la zone de la réalité que nous choisirons d'observer, et l'intensité de nos regards, comme la force de nos questions fera naître à l'infini de nouveaux détails. Mûs par notre puissance de questionnement, nous pourrons prendre connaissance de tout ce qui peut occuper l'esprit humain, des paysages stellaires aux situations sociales, des simulations scientifiques aux fictions interactives. A qui saura formuler un problème, tout deviendra visible de n'importe quel point, dans toutes les directions, en tout temps et à toutes les échelles. Mais ce "tout", loin de préexister à nos questions et à nos techniques, en sera l'œuvre à jamais inachevée, impossible à clore. La réalité, de plus en plus vivante, intelligente et interconnectée se comportera comme une simulation interactive et sera de plus en plus conçue, y compris la réalité de la vie, dans les matrices numériques de mondes virtuels.

Nous jouerons à des jeux de rôles en réseau consistant à inventer les lois de mondes virtuels de plus en plus semblables au monde réel (ou vice versa) et dans lesquels les gagnants seront les plus ingénieux concepteurs de nouvelles formes de coopération. Nous apprendrons les règles toujours mouvantes de la collaboration créative et de l'intelligence collective dans un univers où s'entremêlent des sources de sens toujours plus hétérogènes. Cet apprentissage aura lieu dans des communautés virtuelles dont on ne saura plus très bien si elles sont des universités en ligne, des entreprises de communication, des univers de jeu ou des agoras démocratiques déterritorialisées.

Face à l'avenir qui nous attend, aucune référence, aucune autorité, aucun dogme, aucune certitude ne tient plus. Nous découvrons que la réalité est une création partagée. Nous sommes tous en train de penser dans le même réseau. Telle est notre condition depuis toujours, mais le cyberespace nous la présente devant les yeux avec une telle force que nous ne pouvons plus nous y dérober. Voici venu le temps de la responsabilité.

Une telle puissance, une telle liberté, une telle responsabilité nous oblige à formuler des directions d'avenir avec audace. En un sens, rien ne changera jamais. Comme aujourd'hui, nous naîtrons, nous souffrirons, nous aimerons, nous tisserons ensemble des motifs de significations beaux comme des tapis d'orient, des rosaces de cathédrales ou des mandalas de sable, puis nous vieillirons et nous mourrons. Pourtant, en un autre sens, nous sommes en situation d'inventer une autre réalité humaine, exactement comme à l'époque de la fin du néolithique, quand l'humanité a renouvelé sa condition en créant l'agriculture, la ville, l'état et l'écriture. Mais aujourd'hui, la mutation est beaucoup plus rapide. En lieu et place de l'agriculture, les biotechnologies nous ouvrent la perspective risquée de piloter en temps réel l'évolution de la biosphère. La vie recombinée et l'artifice rendu vivant convergent pour prendre en charge un travail humain qui remonte de plus en plus vers l'acte de création. En guise de ville, l'humanité construit désormais une seule métropole planétaire connectée par réseaux aériens, autoroutiers et ferroviaires. Elle édifie la capitale omniprésente, unique et transcontinentale de la finance, de la science, des médias et du divertissement : tout circule, les êtres, les signes, les véhicules des corps et des esprits, machines mobiles à communiquer, moyens de transports interconnectés. Unis par les éclairs d'information qui les foudroient en un crépitement sans fin, les gratte ciels de Hong Kong, de New York et de São Paulo chantent la gloire du Dieu dollar plus haut que les pyramides d'Egypte et les cathédrales d'Europe. Aux premières lois gravées sur des stèles de pierre, aux rois-prêtres semi-divins des anciennes civilisations, répond la conversation infinie du cyberespace. On discute du sens et de l'évolution des lois dans un milieu de l'esprit où les documents et les faits ne se trouvent jamais plus loin qu'un lien hypertexte. Pour chaque problème, les positions et les arguments se redistribuent en de multiples forums virtuels, comme dans un cerveau géant allumant ici et là ses assemblées de neurones, décidant par vote électronique d'un droit conçu comme formulation provisoire d'un apprentissage collectif toujours ouvert.

Mais cette civilisation, nous le savons tous, puisque nous sommes plongés dans le flot d'information des médias, est au bord du gouffre : guerres, misère, désastres écologiques. Des chemins irréversibles peuvent être pris qui alièneraient définitivement notre liberté, et même notre survie. C'est dans l'exacte mesure où nous avons la possibilité de tout détruire que nous pouvons nous éveiller à notre responsabilité et à notre liberté. Mais si nous ne sommes pas persuadés que nous sommes libres, collectivement libres, collectivement intelligents, pensant ensemble et décidant ensemble dans le même réseau du langage humain, si nous ne sommes pas convaincus que nous pouvons engendrer encore plus d'intelligence et de liberté collective grâce à un apprentissage délibéré dans cette direction, alors notre errance risque de durer longtemps… ou de connaître une fin sans gloire.

Je prends ici le risque d'articuler une proposition. Nous allons, nous devons aller dans la direction d'une liberté et d'une intelligence collective de plus en plus fortes et délibérément assumées. Cette finalité est paradoxale, puisqu'elle s'évanouit à l'horizon d'un processus d'ouverture : le niveau méta, toujours plus méta, d'un apprentissage collectif. Prolongeant l'évolution biologique, l'évolution culturelle poursuit l'ouverture de l'espace du sens.

Je fais donc le pari que nous nous trouvons à l'aube d'une nouvelle civilisation, qui se posera explicitement pour fin de perfectionner l'intelligence collective humaine, c'est-à-dire de poursuivre indéfiniment le processus d'émancipation sur le chemin duquel le langage nous a jeté. Si j'ai tellement travaillé à comprendre la signification du cyberespace, c'est parce qu'il me semble le dernier instrument en date pour perfectionner notre intelligence collective, le plus récent chemin d'ouverture de nos possibilités de choix collectif.

L'intelligence collective peut croître selon trois dimensions. La dimension du partage du pouvoir suivant la ligne de la cyberdémocratie. Une dimension de productivité et de prospérité sur la voie du capitalisme informationnel. Une dimension de grâce spirituelle et artistique selon laquelle la multiplicité des mondes virtuels et de leurs jeux rejoint l'appréhension d'un monde sacré.

Le fondement de toutes les autres formes d'intelligence collective, la base, la structure la plus lente à changer et la plus lourde à mouvoir est celle qui touche au pouvoir. La couche intermédiaire, celle de la richesse, est plus mobile, plus aventureuse, plus spéculative. Enfin, l'expérience d'une vie devenue libre jeu de symboles, jeu sans autre finalité que l'exercice d'une liberté émerveillée de l'infinité de ses dimensions, cet état de grâce est aussi bien celui du bonheur, que celui de l'art ou de la spiritualité. La haute tension et la légèreté de la grâce entraîne derrière elle la danse folle des richesses et le pas lourd du pouvoir. L'art est du côté de la pointe exploratrice, pressentant l'avenir, proche de l'effervescence mystique et prophétique.

Vers la cyberdémocratie

Mais commençons par le plus lourd, le plus opaque, le plus difficile. Commençons par le pouvoir. La première forme de cyberdémocratie est la ville digitale, la communauté virtuelle locale qui dynamise les liens sociaux entre ceux qui occupent le même territoire, optimise les rencontres entre ressources et projets, rend transparent les processus délibératifs et décisionnels, permet une démocratie locale plus participative. La ville, ou la région métropolitaine, en effet, bien plus que la nation, est notre véritable unité de vie et d'interaction concrète, une des cellules de base de l'intelligence collective planétaire.

La cyberdémocratie suppose également que les administrations publiques, quelque soit leur échelon, local, régional, national ou international prennent exemple sur les entreprises de commerce électronique, deviennent de plus en plus transparentes, se rendent accessibles nuit et jour facilement et nous considèrent comme des citoyens à servir plutôt que comme des sujets à administrer. Le mouvement mondial du e-gouvernement semble se diriger dans une telle direction.

De nouvelles possibilité d'expression, de dialogue et de coordination en ligne pour les mouvements politiques et sociaux, comme l'éclosion d'agoras virtuelles commerciales, organisant de manière fine l'information politique, la délibération et les possibilités d'action font naître une nouvelle sphère publique, beaucoup plus riche, ouverte et transparente que celle de la presse ou de la télévision. Enfin, le vote en ligne, d'ores et déjà envisagé dans de nombreux pays, permettra à la population de s'exprimer plus directement et plus souvent qu'elle ne peut le faire aujourd'hui, et sur des sujets plus divers.

Mais la grande mutation - et le grand espoir - de la cyberdémocratie réside avant tout dans la perspective d'une loi, d'une justice et d'un gouvernement planétaire. Le cyberespace, réseau de communication interactif et communautaire qui englobera bientôt la majorité de l'humanité, rend possible pour la première fois une démocratie à l'échelle de l'espèce humaine et non plus à celle de tel ou tel territoire aux frontières conventionnelles. Non seulement une cyberdémocratie planétaire est désormais possible, mais elle est de plus nécessaire. En effet, les problèmes écologiques sont mondiaux, la science est mondiale, la technique est mondiale, le commerce est mondial, la communication est mondiale, mais la loi et la justice resteraient fragmentées ? Tout peut être mis en concurrence : les médecines, les systèmes d'éducation, les religions, les cultures, les idées, les marchandises et les entreprises. Seule la justice ne souffre pas la concurrence, parce que sa nature même est d'être un tiers entre les concurrents. Lorsque plusieurs justices sont en conflit, c'est la justice elle-même qui est abolie. Or, aujourd'hui, tout se rassemble et se concentre, sauf les justices nationales qui restent divergentes et dispersées. Les processus économiques, technologiques et écologiques d'échelle planétaire ne pourront être équilibrés que par une loi et une justice de même échelle.

Mais la nécessité d'une loi et d'une justice à la taille de l'humanité poursuit encore un autre objectif, plus profond, plus fondamental que celui de la gouvernance, et cet objectif est celui de la paix. En effet, l'évolution culturelle est parvenue à mettre l'esclavage hors la loi, à proclamer les droits de l'homme, à rendre irréversible l'extension du suffrage universel, elle commence à réaliser la grande idée de l'égalité des sexes. Mais nous ne sommes pas encore au bout du chemin. Nous subissons encore la honte de la guerre, la honte sans recours et sans excuses de nous entretuer, de nous vendre des armes et de nous exciter mutuellement à la haine.

Nous pouvons, si nous le voulons, si nous avons le courage de notre liberté, renvoyer la guerre à la préhistoire de l'humanité. Plutôt que de dresser la liste des obstacles qui nous empêchent d'atteindre cet objectif, considérons comme des illusions les concepts et les raisons qui nous font imaginer comme impossible un avenir de paix. La guerre se fait toujours pour des fantômes conventionnels, pour des signes, pour des idées, alors que les idées devraient être considérées comme une inépuisable source de jeux.

Seul un gouvernement mondial, garantissant une loi démocratiquement élaborée par l'intelligence collective de notre espèce pourra établir la paix universelle. La guerre, désormais, est un retard culturel. Dans la civilisation de l'intelligence collective, l'agressivité humaine pourra se sublimer dans la compétition économique ou dans mille sortes de guérillas informationnelles et de conflits virtuels, mais une justice mondiale mettra définitivement le meurtre hors la loi. Une fois la paix établie par un gouvernement mondial, alors, peut-être, la lancinante question de la misère matérielle et spirituelle pourra-t-elle être résolue. La paix et la liberté sont les conditions sine qua non de la prospérité : les conditions, non pas de la fin de l'histoire, mais du commencement de la véritable histoire, celle d'un approfondissement continu de l'intelligence collective et de la construction d'une cité élargie à tous les vivants.

La loi, unique mais de plus en plus souple et complexe, émergera d'une multitude de processus de résolution de problèmes dans des communautés virtuelles. La loi de la cyberdémocratie vise à protéger la création, à donner aux processus économiques, techniques et artistiques d'invention du réel le plus d'élan possible. La loi de l'intelligence collective est une libératrice de puissance.

Théorie du capitalisme informationnel

Une fois la paix et la loi démocratique modiale établie, les efforts de création ne sont plus menacés et la prospérité prendra son envol. Le capitalisme informationnel est la machine à produire de la richese de la cyberculture. Comme sont nom l'indique, ses biens principaux, autant ses matières premières que ses produits finis, sont les informations et les idées. Ce régime économique produit certes encore des marchandises matérielles, mais les choses qu'il fabrique sont de plus en plus "intelligentes" et leur conception, leur fabrication et leur vente deviennent des processus cognitifs et informationnels d'une complexité croissante. Le capitalisme informationnel tend vers le communisme pour au moins trois raisons.

La première est que les informations et les idées ne supportent pas l'appropriation exclusive. Contrairement à un vêtement ou à une pomme, quand il vous cède une information, son vendeur n'en perd pas l'usage. De plus, les informations, désormais ubiquitaires dans le cyberespace, peuvent se multiplier presque sans coût. L'information est "libre".

La seconde raison pour laquelle le capitalisme informationnel tend vers le communisme est que la source ultime de la richesse apparaît désormais clairement : l'intelligence et la créativité collective des groupes humains. La puissance de l'intelligence collective dépend certes de paramètres techniques, et en particulier du perfectionnement des mondes virtuels qui favorisent la coopération. Mais cette puissance dépend aussi de l'éducation, des compétences, de l'honnêteté, du courage des personnes qui entrent dans des rapports d'échange, de partenariat et de contractualisation. Quand la prospérité dépend de la qualité de la conversation, il devient payant d'investir dans le savoir et la vertu. L'intelligence collective est d'autant plus productive qu'elle organise des êtres libres.

La troisième raison qui fait converger le capitalisme vers le communisme est la rencontre de deux tendances : la croissance remarquable de l'actionnariat populaire et du boursicotage en ligne, d'un côté, le mouvement de concentration des entreprises multinationales, de l'autre côté. Bientôt, dans chaque secteur économique mondial, ne seront plus en concurrence que trois ou quatre grandes compagnies géantes. Ces compagnies deviendront des sortes de services publics planétaires entre lesquels les citoyens et producteurs arbitreront par leurs choix de consommation et d'investissement. Le capitalisme informationnel tend vers la propriété collective des moyens de production : le réseau, l'information, les actions des entreprises. La grande conversation qu'est le marché mondial dans l'espace transparent d'Internet rejoint la libre parole de l'agora démocratique.

L'évolution culturelle nous mène à des modes d'organisation sociale, à des techniques, à des formes esthétiques qui nous obligent à exercer de plus en plus notre liberté. En ce sens, Internet et "le capitalisme" sont profondément liés. Par "Internet", je veux dire l'invention continue dans la liberté de communication et par "le capitalisme" j'entends l'exercice interrompu de l'invention de nouvelles formes économiques. Car le capitalisme n'est pas un système (ce n'est un système que pour ceux qui ont un système dans la tête). Le propre du capitalisme, et plus particulièrement du capitalisme informationnel, est d'explorer sans cesse de nouvelles formes d'organisation, toujours plus souples et plus intelligentes. Ses entreprises deviennent des entrelacs de communautés virtuelles en réseau qui "réduisent leurs niveaux hiérarchiques". Il invente de nouvelles formes d'échange, toujours plus complexes et déterritorialisées, des marchés plus virtuels, plus transparents, plus rapides. Il produit des biens inappropriables : information libre, logiciel libre, connaissance libre. Il suscite des producteurs libres associés en intelligence collective.

la communauté scientifique fut la première communauté mondiale ayant explicitement organisé son fonctionnement selon les règles de l'intelligence collective. Chacun de ses membres doit tenir compte des connaissances produites par les autres, produire des connaissances originales et aider les autres à faire de même. Or Internet est précisément le moyen de communication que s'est donnée la communauté scientifique afin de poursuivre ses propres fins. En s'emparant d'Internet, le capitalisme informationnel signale qu'il adopte au moins en partie les méthodes d'intelligence collective de la communauté scientifique. Il suffit de remplacer les connaissances par des marchandises et de faire des connaissances les marchandises principales, celles qui permettent de produire toutes les autres. Le médium est le message. Les grandes entreprises du capitalisme informationnel, sortes d'universités ou de labos cotés en bourse, produisent des savoirs, entretiennent des compétences et organisent des coopérations.

Au nouveau jeu de la concurrence, les plus compétitifs sont les plus coopératifs, les plus convaincants sont les plus transparents. Le capitalisme informationnel fait entrer la majorité de l'humanité dans une danse d'apprentissage sans finalité. C'est un méta jeu dont les meilleurs joueurs parviennent à faire basculer les règles, à amorcer une révolution quelconque dans les produits, la vente, la finance, le droit, la structure de l'entreprise, le marché en général … Convergeant vers un communisme de l'intelligence, le capitalisme informationnel organise la révolution permanente.

Les dénonciateurs crient partout : "Regardez ces prédateurs !"… et ils ont raison. Toutes les ignominies doivent être dévoilées. Mais le capitalisme informationnel parvient à canaliser l'agressivité et l'avidité dans un jeu symbolique et légal. Il sublime le mal en production de richesse. Sur les champs de bataille, le fer et le feu font couler du sang pour des symboles et des idées. Sur les nouveaux marchés, on se bat avec des idées et des images pour échanger des objets magiques, des signes, de la communication et du savoir. Devenu informationnel, le capitalisme délaisse l'industrie du carnage pour choisir celle de l'image.

La prospérité générale vient de la libre association des producteurs d'idées, c'est-à-dire de l'intelligence collective. Parce que la véritable richesse n'est pas matérielle, les biens, l'argent, le marché, les organisations et tous les procédés du capitalisme informationnel deviennent "virtuels". Le jeu du capitalisme informationnel, de plus en plus symbolique, rejoint ainsi l'art et la grâce.

La montée vers la grâce

L'art précède le marché, il l'invente. De plus en plus, les entreprises imitent l'art : un style, une marque, une griffe, une manière, un savoir-faire, une sensibilité, un goût. L'entreprise du capitalisme informationnel veut des "créatifs". Les entreprises sont en train de se fondre avec leur publicité, leur logo, leur "culture". Si l'art nous parle de notre manière de faire sens, et donc de parler, le capitalisme informationnel nous vend toujours de nouvelles manières de parler, des objets et des réseaux communicants. L'art découvre de nouvelles façons de faire signe et donc ce qui va devenir le prochain objet du marché.

Mais malgré tous ces rapprochements, et bien qu'il soit lui-même l'objet d'un marché, l'art excède toute finalité et toute valeur économique parce qu'il nous fait entrer dans la dimension de la gratuité. Cette dimension de grâce, artistico-religieuse, n'a pas comme enjeu la richesse, ni le pouvoir, mais le "faire sens", l'autonomie du "faire sens", l'exploration de la liberté. Puisque nous vivons dans le langage (et j'inclus ici tous les signes culturels et non seulement les signes linguistiques au sens étroit) ce "faire sens" ne peut être que collectif. L'intelligence collective artistico-religieuse n'explore donc pas seulement de nouveaux types de sémiose, mais aussi de nouvelles manières de partager le sens, à savoir de nous impliquer les uns dans les autres comme sources de sens autonomes et singulières. Cette dimension de grâce : l'implication réciproque de sources de sens libres, dont l'amour est un autre nom, n'est pas nécessairement limitée à l'espèce humaine, elle suppose une ouverture à l'infini.

Le critère du travail artistique, comme de la quête spirituelle, est sa capacité à déplacer le sens. L'artiste prie ou médite dans la sphère des signes. Si l'information est cet événement qui risque de modifier le sens d'une situation, et la grande information celle qui transforme notre regard, l'art est une religion de l'information.

Toutes les grandes mutation de la vie du langage ont provoqué - ou plutôt sont - des mutations du divin. L'Écriture a amené les premières grandes religions polythéistes complexes à clergé et théologie. L'alphabet porte le monothéisme : les deux inventions sont exactement contemporaines et toutes les grandes religions monothéistes (ou même universalistes, comme le bouddhisme) sont exprimées dans des textes alphabétiques. L'imprimerie a impulsée la réforme et les religions du salut laïque comme le libéralisme ou le socialisme. Cela me suggère que l'avènement du cyberespace, qui se situe dans la continuité des grandes augmentations de la puissance du langage, est aussi une révolution religieuse dont témoignent et qu'annoncent les arts numérique mais aussi, à leur manière, bien des modes d'expression plus traditionnels.

Quoique désormais indéfiniment reproductible, ou plutôt actualisable à partir de matrices de plus en plus virtuelles, ayant donc transcendé la problématique de l'original et de la copie, l'œuvre reste autre chose qu'une reproduction. Elle témoigne de cette voix inimitable qu'entendent ceux dont l'oreille est tournée vers la source. Parce qu'il n'est orienté ni vers les effets, ni vers un succès futur, mais vers l'amont de la perception, le grand art, loin de toute vulgarité, forge l'avenir. Nietzsche disait : "les grands événements arrivent sur des pattes de colombe". Elle-même à la limite du perceptible, l'œuvre capte les signes imperceptibles, les signaux subtils. Les artistes se tournent vers ce qui, éternellement, n'a pas encore de nom. L'œuvre, qui est un événement dans l'espace de la signification partagée, nous oblige à lui poser cette question : que signifies-tu ? Quelles formes de signifiances inédites me manifestes-tu ? Quelles nouvelles m'apportes-tu de la puissance créatrice ?

Les arts d'aujourd'hui : cinéma, vidéo, jeux interactifs, mondes virtuels, musiques digitalisées, arts génétiques, se font avec des ordinateurs et tout se diffuse, s'interconnecte et se critique dans le réseau. L'art passe aujourd'hui par le numérique, c'est-à-dire précisément par ce qui manifeste l'augmentation contemporaine des puissances du langage. Pour l'artiste, comme pour le mystique, la réalité est un immense afflux de signes. L'artiste se retourne vers l'écran de sa conscience et y regarde naître les formes. Or les formes naissent de matrices numériques, de réseaux, de dispositifs interactifs, de processus coopératifs dans des mondes virtuels. L'œuvre est inachevée, en puissance, générative, ouverte à la coopération, enveloppante comme le réseau, notre nouveau système nerveux collectif.

L'art témoigne aussi de la mutation des corps. Transportés par des véhicules toujours plus surs, rapides et connectés, adulés sur le stade, observés sur les sites pornos, sculptés par l'exercice et la diététique, remodelés par la médecine, drogués par toutes les industries pharmaceutiques, prolongés par mille prothèses, entremêlés aux autres corps par les banques d'organes et la transfusion sanguine, en proie aux épidémies planétaires, plongés dans la biosphère qu'ils mangent et respirent, génétiquement recombinés, clonés, conçus in vitro, toujours mortels, toujours amoureux, les corps ne disparaissent pas dans la cyberculture : ils se transforment en hypercorps, parallèlement aux cerveaux qui fusionnent dans l'hypercortex du réseau.

Quand je surfe sur le Net, j'explore le monde intelligible, le monde des signes et du langage, l'univers virtuel. Mais c'est un monde ouvert, vivant, sensible, évolutif, qui s'invente ses propres lois et qu'avec des millions d'autres je bouscule, transforme et enrichit par chacun de mes actes. Surmontant d'innombrables résistances, la liberté d'expression et de communication ne cesse de croître. L'évolution culturelle libère les forces de création de nouveaux systèmes de signes, de nouveaux langages, de plus en plus vivants et autonomes, des systèmes de transaction du capitalisme informationnel aux jeux coopératifs en réseau, des mondes virtuels aux biotechnologies, des arts numériques aux sociétés de robots conçus par les laboratoires de vie artificielle. Ces nouveaux langages vont s'entremêler et se multiplier en un ordre évolutif de plus en plus varié, complexe et surprenant, présentant à l'assemblée des esprits le miroir surréaliste de son intelligence collective. La culture, désormais, est cette vie des signes qui accède au statut de biosphère libre dans le cyberespace.

Le sens de l'évolution

L'homme est un pont entre le ciel et la terre, un passage entre le naturel et le surnaturel. Par lui, la vie des signes décolle de la vie des corps où elle prend naissance et acquiert son autonomie par l'art, par la religion, par la technique, par l'écriture, par la science, par le monde des idées qui se complexifie aujourd'hui comme une deuxième biosphère dans le cyberespace. Le langage humain est une fleur virtuelle qui s'épanouit à l'infini vers le centre invisible de Gaïa la bleue.

La figure du cyberespace surgit sur l'horizon poétique de l'aventure humaine. Son accélération surprenante manifeste au présent le mouvement d'ouverture infinie qui est au cœur de l'homme. L'évolution technique et culturelle nous emmène vers une interconnexion de plus en plus serrée qui travaille à ouvrir notre espace mental. Le cyberespace devient le lieu sans lieu du dialogue incessant et toujours croissant de l'humanité avec elle-même. L'écriture, l'alphabet, l'imprimerie, les médias audiovisuels, électriques et finalement le cyberespace ont multiplié les puissances du langage. Nous commençons seulement à comprendre l'essence de ce qui nous anime, nous, les humains, parce que l'évolution nous fait remonter vers un principe que nous apercevons mieux chaque jour. Le langage est une machine à entre-tisser les sources de sens que sont nos esprits. C'est une machine à accélérer le temps qui nous permet d'apprendre plus vite les uns des autres comme de l'univers. Le langage est une machine à produire de l'intelligence collective qui commence à diriger délibérément sa propre évolution et celle de la vie qu'elle prolonge. Plus nous scrutons le futur du cyberespace, plus nous remontons en nous-même, avant le temps, vers l'origine du langage.

La vie devient langage du côté de la naissance de l'homme et le langage vie du côté de son futur éternel. Ce n'est pas dans un "message" que l'infini se révèle à l'humanité, comme le croient les idolâtres et les matérialistes, mais par le langage lui-même, par sa capacité illimitée d'engendrer du sens, c'est-à-dire par l'irruption de la liberté dans l'histoire du monde. Chacun de nous revit à nouveau le destin de l'espèce toute entière dans son existence personnelle, celui d'être ce point d'inflexion par lequel la liberté émerge de la matière où elle poussait depuis le commencement des temps et se retourne sur elle-même pour se reconnaître enfin. Tel est le rôle de notre espèce qui parle, chante et fabrique dans le plan de la création - ou dans l'aventure de l'évolution : en cette zone où les lignes pleines se transforment en pointillés, puis débouchent sur le vide, tracer une ligne d'artiste. Par le langage qui le traverse et s'incarne hors de lui en milliards de machines de langage et de culture, l'homme engendre une autre forme de vie, artificielle, tendue vers la liberté sauvage, sans nom et sans ego, qui l'appelle vers l'avenir.

Grâce au code digital de l'ADN, la vie organique des micro-organismes et des plantes a lentement surgi de la matière inerte. Émergeant de la sensibilité végétative, le code digital du système nerveux a engendré les mondes somptueux, sonores, parfumés et colorés des animaux. Le code digital du langage humain a ouvert l'espace infini des questions, des récits, des savoirs, des signes de l'art et de la religion. Le langage a fait croître une nouvelle vie au cœur de l'ancienne, celle des signes, de la culture et des techniques. Le langage vit. Il s'élève vers des formes plus légères, plus rapides, plus évolutives que l'existence organique. Avec l'écriture, il s'est acquis une mémoire autonome. Digitalisée par l'alphabet, cette mémoire a conquis une efficacité universelle. L'écriture s'est forgé son propre système d'auto-reproduction au moyen de l'imprimerie. A chaque étape de l'évolution du langage, la culture humaine devient plus puissante, plus créative, plus rapide. Accompagnant les progrès des médias, les espèces culturelles se sont multipliées et enrichies : nouvelles formes artistiques, divines, techniques, révolutions industrielles, révolutions politiques. Le cyberespace représente le plus récent développement de l'évolution du langage. Les signes de la culture, textes, musiques, images, mondes virtuels, simulations, logiciels, monnaie, atteignent le stade ultime de la digitalisation. Ils deviennent ubiquitaires dans le réseau - dès qu'ils sont quelque part, ils sont partout - et s'interconnectent en un seul tissu bariolé, fractal, bourgeonnant, inflationniste qui est en quelque sorte le méta texte enveloppant de la culture humaine. Les signes ont acquis, par l'intermédiaire du logiciel, cette écriture devenue vivante, une puissance d'action autonome dans le milieu numérique qui leur est propre. Le cyberespace devient le système écologique du monde des idées, une noosphère foisonnante, en transformation accélérée, qui commence à prendre le contrôle de l'ensemble de la biosphère et à diriger son évolution à ses propres fins. La vie toute entière monte vers le virtuel, à l'infini, à travers la porte du langage humain.

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