L'évolution
culturelle
Par Pierre Lévy
Méthode
d'interprétation positive
J'annonce
une civilisation planétaire, fondée sur la pratique
de l'intelligence collective dans le cyberespace. Mais avant
d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais justifier ma méthode,
qui n'est pas celle de la prévision scientifique, mais
celle de l'imagination poétique. Cette mise en contraste
de la prévision et de l'imagination ne signifie pas
que l'imagination serait du côté du faux ou de
l'illusoire. Je crois au contraire que l'imagination, et plus
particulièrement l'imagination collective, produit
la réalité. Je veux plutôt souligner,
en parlant d'imagination et non de prévision, que l'avenir
n'est écrit nulle part et que nous sommes probablement
beaucoup plus libres que nous ne le pensons. Nous sommes responsables
du monde que nous créons ensemble par nos pensées,
nos paroles et nos actes. C'est pourquoi je suis persuadé
qu'il est beaucoup plus utile d'exercer de manière
créative notre propre vision et notre propre liberté
d'action que de dénoncer, de juger et de condamner
le monde comme il va, c'est-à-dire, au bout du compte,
les autres. Cela signifie-t-il qu'il ne faille pas faire preuve
de capacités critiques, de puissance discriminative
? Non, bien entendu. En effet, toute pensée, toute
parole et toute action positive désigne en creux, subtilement,
les voies qu'elle a choisi de ne pas prendre. Montrer un certain
chemin et s'y engager, revient à "critiquer" les routes
inempruntées. L'exercice de la liberté, et celle
de la liberté poétique comme les autres, suppose
le choix, et donc l'évaluation. Mais au lieu de renforcer
des stéréotypes négatifs, de reproduire
un conflit, de durcir des identités en opposition,
l'imagination créatrice convoque un monde à
venir.
Elle
ne le fait pas à partir de rien, ni en suivant de purs
fantasmes. Par un travail acharné d'observation directe
et de dépassement des préjugés, je tente
de repèrer, parmi les mille germes de formes possibles
qui se manifestent dans la situation actuelle, ceux qui, pleinement
développés, conduiront aux situations les plus
favorables à une expansion de la liberté. L'imagination
créatrice, telle que je le conçois, ne peut
donc se dissocier d'une lecture, d'une interprétation,
d'une sorte de vision profonde pour qui la réalité
ou le sens ne sont pas déjà donnés mais
en attente d'être révélés par un
acte de connaissance libre. L'interprétation créatrice
choisit une direction de sens parmi une virtualité
indéfinie de directions possibles. Mais cette liberté,
loin d'être arbitraire, se garde de projeter une signification
à partir de concepts déjà faits ou d'intérêts
partiels. Elle tente de rendre au texte, à l'image,
à la situation dans son ensemble, une vie dont le jaillissement
peut venir déranger les préjugés, les
prévisions, les croyances. L'objectivité matérielle
du monde, la réalité "que tout le monde voit
bien" (et qui change avec chaque culture, chaque époque,
chaque théorie, chaque point de vue) n'est jamais qu'une
sclérose de l'intelligence créatrice, une incapacité
à percevoir le caractère évolutif et
vivant du monde. Ainsi, je conçois les situations comme
des paysages de virtualités que mes perceptions, mes
interprétations et mes actions développent dans
un sens ou dans un autre. A chaque instant, le monde est une
mosaïque de signes dont chacun prétend ouvrir
une porte sur une autre mosaïque, et ainsi de suite à
l'infini. Sur quelle poignée peser ? Sur quel lien
cliquer ? Dans les langues latines, semence et sémantique
ont la même racine, les deux connotent le virtuel, l'avenir
en puissance, du côté de la vie ou du côté
de la signification. Quelles graines arroser parmi le vaste
paysage que dessinent les grains de sens ?
La
question la plus intéressante n'est donc pas : "cette
interprétation est-elle vraie?", mais plutôt
"quel type de chemin cette interprétation ouvre-t-elle
?" Quelle réalité fait-elle naître ? Mène-t-elle
vers un durcissement de l'expérience, de plus en plus
perçue comme solide, matérielle et douloureuse
? Ou bien vers une expansion de la liberté, vers un
raffinement du jeu des signes, vers une affirmation de la
vie du monde et de la joie d'exister ?
Si
je choisis d'interpréter les signes les plus "positifs",
les plus porteurs de liberté, ce n'est donc pas pour
prétendre que "tout va bien", ni qu'il ne se commet
pas d'injustices dans la société, ni que toute
souffrance a disparu, mais afin de faire exister le plus puissamment
possible, aussi bien dans mon esprit que dans celui de mes
lecteurs, les chemins qui conduisent à un avenir d'émancipation.
Car il n'existe aucun doute sur la meilleure direction : c'est
la direction de la liberté.
Notre
responsabilité
Internet
est un espace de communication proprement surréaliste,
duquel "rien n'est exclu", ni le bien, ni le mal, ni leurs
multiples définitions, ni la discussion qui tend à
les départager sans y parvenir jamais. Internet incarne
la présence de l'humanité à elle-même
puisque toutes les cultures, toutes les disciplines, toutes
les passions s'y entremêlent. Puisque tout y est possible,
il manifeste la connexion de l'homme à sa propre essence,
qui est l'aspiration à la liberté.
Le
bien et le mal, tout comme le mensonge et la vérité,
appartiennent au monde du langage et croissent avec lui, se
complexifient avec lui. Qu'est-ce que ce chaos qui règne
dans le cyberespace comme dans l'humanité contemporaine ?
Où se trouve l'ordre ? Voilà ce que nous voudrions
savoir. Nous cherchons et courons en tous sens, nous nous
réunissons en clans, nous nous opposons, nous nous
égarons, nous nous battons
Nous dénonçons
le "mal" à droite et à gauche. Chacun pointe
le doigt sur les autres. Nous nous précipitons avec
avidité sur des "biens" de toutes sortes. Et, ce faisant,
nous compliquons tout, nous jouons notre rôle d'accélérateurs
de l'évolution, comme les animaux, les courants et
les vents qui dispersent les semences d'une écologie
végétale en évolution. Parce qu'il met
en jeu la liberté, qui est l'essence du langage, Internet
va nous faire découvrir la véritable hiérarchie
du bien : une hiérarchie complexe, hypertextuelle,
enchevêtrée, vivante, mobile, foisonnante, tournoyante
comme une biosphère.
Déjà,
beaucoup d'entre nous participent en ligne à une multitude
d'échanges d'idées, d'informations et de services.
Nous nouons des conversations dans des communautés
virtuelles de toutes sortes le long de réseaux mobiles
en reconfiguration continuelle. Bientôt nous aurons
tous notre site web. Dans quelques années, nous propulserons
dans le collectif humain nos mémoires, nos projets
et nos visions sous la forme d'avatars, ou d'anges numériques
qui dialogueront dans le cyberespace. Chaque individu, chaque
groupe, chaque forme de vie, chaque objet deviendra son auto-médium,
son propre émetteur de données et d'interprétations
dans un espace de communication où la transparence
et la richesse s'opposent et se stimulent.
A
la télévision succèdera l'omnivision
: à travers le cyberespace, quel que soit le lieu où
nous nous trouvons, nous dirigerons nous-même nos yeux
à distance vers la zone de la réalité
que nous choisirons d'observer, et l'intensité de nos
regards, comme la force de nos questions fera naître
à l'infini de nouveaux détails. Mûs par
notre puissance de questionnement, nous pourrons prendre connaissance
de tout ce qui peut occuper l'esprit humain, des paysages
stellaires aux situations sociales, des simulations scientifiques
aux fictions interactives. A qui saura formuler un problème,
tout deviendra visible de n'importe quel point, dans toutes
les directions, en tout temps et à toutes les échelles.
Mais ce "tout", loin de préexister à nos questions
et à nos techniques, en sera l'uvre à
jamais inachevée, impossible à clore. La réalité,
de plus en plus vivante, intelligente et interconnectée
se comportera comme une simulation interactive et sera de
plus en plus conçue, y compris la réalité
de la vie, dans les matrices numériques de mondes virtuels.
Nous
jouerons à des jeux de rôles en réseau
consistant à inventer les lois de mondes virtuels de
plus en plus semblables au monde réel (ou vice versa)
et dans lesquels les gagnants seront les plus ingénieux
concepteurs de nouvelles formes de coopération. Nous
apprendrons les règles toujours mouvantes de la collaboration
créative et de l'intelligence collective dans un univers
où s'entremêlent des sources de sens toujours
plus hétérogènes. Cet apprentissage aura
lieu dans des communautés virtuelles dont on ne saura
plus très bien si elles sont des universités
en ligne, des entreprises de communication, des univers de
jeu ou des agoras démocratiques déterritorialisées.
Face
à l'avenir qui nous attend, aucune référence,
aucune autorité, aucun dogme, aucune certitude ne tient
plus. Nous découvrons que la réalité
est une création partagée. Nous sommes tous
en train de penser dans le même réseau. Telle
est notre condition depuis toujours, mais le cyberespace nous
la présente devant les yeux avec une telle force que
nous ne pouvons plus nous y dérober. Voici venu le
temps de la responsabilité.
Une
telle puissance, une telle liberté, une telle responsabilité
nous oblige à formuler des directions d'avenir avec
audace. En un sens, rien ne changera jamais. Comme aujourd'hui,
nous naîtrons, nous souffrirons, nous aimerons, nous
tisserons ensemble des motifs de significations beaux comme
des tapis d'orient, des rosaces de cathédrales ou des
mandalas de sable, puis nous vieillirons et nous mourrons.
Pourtant, en un autre sens, nous sommes en situation d'inventer
une autre réalité humaine, exactement comme
à l'époque de la fin du néolithique,
quand l'humanité a renouvelé sa condition en
créant l'agriculture, la ville, l'état et l'écriture.
Mais aujourd'hui, la mutation est beaucoup plus rapide. En
lieu et place de l'agriculture, les biotechnologies nous ouvrent
la perspective risquée de piloter en temps réel
l'évolution de la biosphère. La vie recombinée
et l'artifice rendu vivant convergent pour prendre en charge
un travail humain qui remonte de plus en plus vers l'acte
de création. En guise de ville, l'humanité construit
désormais une seule métropole planétaire
connectée par réseaux aériens, autoroutiers
et ferroviaires. Elle édifie la capitale omniprésente,
unique et transcontinentale de la finance, de la science,
des médias et du divertissement : tout circule, les
êtres, les signes, les véhicules des corps et
des esprits, machines mobiles à communiquer, moyens
de transports interconnectés. Unis par les éclairs
d'information qui les foudroient en un crépitement
sans fin, les gratte ciels de Hong Kong, de New York et de
São Paulo chantent la gloire du Dieu dollar plus haut
que les pyramides d'Egypte et les cathédrales d'Europe.
Aux premières lois gravées sur des stèles
de pierre, aux rois-prêtres semi-divins des anciennes
civilisations, répond la conversation infinie du cyberespace.
On discute du sens et de l'évolution des lois dans
un milieu de l'esprit où les documents et les faits
ne se trouvent jamais plus loin qu'un lien hypertexte. Pour
chaque problème, les positions et les arguments se
redistribuent en de multiples forums virtuels, comme dans
un cerveau géant allumant ici et là ses assemblées
de neurones, décidant par vote électronique
d'un droit conçu comme formulation provisoire d'un
apprentissage collectif toujours ouvert.
Mais
cette civilisation, nous le savons tous, puisque nous sommes
plongés dans le flot d'information des médias,
est au bord du gouffre : guerres, misère, désastres
écologiques. Des chemins irréversibles peuvent
être pris qui alièneraient définitivement
notre liberté, et même notre survie. C'est dans
l'exacte mesure où nous avons la possibilité
de tout détruire que nous pouvons nous éveiller
à notre responsabilité et à notre liberté.
Mais si nous ne sommes pas persuadés que nous sommes
libres, collectivement libres, collectivement intelligents,
pensant ensemble et décidant ensemble dans le même
réseau du langage humain, si nous ne sommes pas convaincus
que nous pouvons engendrer encore plus d'intelligence et de
liberté collective grâce à un apprentissage
délibéré dans cette direction, alors
notre errance risque de durer longtemps
ou de connaître
une fin sans gloire.
Je
prends ici le risque d'articuler une proposition. Nous allons,
nous devons aller dans la direction d'une liberté et
d'une intelligence collective de plus en plus fortes et délibérément
assumées. Cette finalité est paradoxale, puisqu'elle
s'évanouit à l'horizon d'un processus d'ouverture
: le niveau méta, toujours plus méta, d'un apprentissage
collectif. Prolongeant l'évolution biologique, l'évolution
culturelle poursuit l'ouverture de l'espace du sens.
Je
fais donc le pari que nous nous trouvons à l'aube d'une
nouvelle civilisation, qui se posera explicitement pour fin
de perfectionner l'intelligence collective humaine, c'est-à-dire
de poursuivre indéfiniment le processus d'émancipation
sur le chemin duquel le langage nous a jeté. Si j'ai
tellement travaillé à comprendre la signification
du cyberespace, c'est parce qu'il me semble le dernier instrument
en date pour perfectionner notre intelligence collective,
le plus récent chemin d'ouverture de nos possibilités
de choix collectif.
L'intelligence
collective peut croître selon trois dimensions. La dimension
du partage du pouvoir suivant la ligne de la cyberdémocratie.
Une dimension de productivité et de prospérité
sur la voie du capitalisme informationnel. Une dimension de
grâce spirituelle et artistique selon laquelle la multiplicité
des mondes virtuels et de leurs jeux rejoint l'appréhension
d'un monde sacré.
Le
fondement de toutes les autres formes d'intelligence collective,
la base, la structure la plus lente à changer et la
plus lourde à mouvoir est celle qui touche au pouvoir.
La couche intermédiaire, celle de la richesse, est
plus mobile, plus aventureuse, plus spéculative. Enfin,
l'expérience d'une vie devenue libre jeu de symboles,
jeu sans autre finalité que l'exercice d'une liberté
émerveillée de l'infinité de ses dimensions,
cet état de grâce est aussi bien celui du bonheur,
que celui de l'art ou de la spiritualité. La haute
tension et la légèreté de la grâce
entraîne derrière elle la danse folle des richesses
et le pas lourd du pouvoir. L'art est du côté
de la pointe exploratrice, pressentant l'avenir, proche de
l'effervescence mystique et prophétique.
Vers
la cyberdémocratie
Mais
commençons par le plus lourd, le plus opaque, le plus
difficile. Commençons par le pouvoir. La première
forme de cyberdémocratie est la ville digitale, la
communauté virtuelle locale qui dynamise les liens
sociaux entre ceux qui occupent le même territoire,
optimise les rencontres entre ressources et projets, rend
transparent les processus délibératifs et décisionnels,
permet une démocratie locale plus participative. La
ville, ou la région métropolitaine, en effet,
bien plus que la nation, est notre véritable unité
de vie et d'interaction concrète, une des cellules
de base de l'intelligence collective planétaire.
La
cyberdémocratie suppose également que les administrations
publiques, quelque soit leur échelon, local, régional,
national ou international prennent exemple sur les entreprises
de commerce électronique, deviennent de plus en plus
transparentes, se rendent accessibles nuit et jour facilement
et nous considèrent comme des citoyens à servir
plutôt que comme des sujets à administrer. Le
mouvement mondial du e-gouvernement semble se diriger dans
une telle direction.
De
nouvelles possibilité d'expression, de dialogue et
de coordination en ligne pour les mouvements politiques et
sociaux, comme l'éclosion d'agoras virtuelles commerciales,
organisant de manière fine l'information politique,
la délibération et les possibilités d'action
font naître une nouvelle sphère publique, beaucoup
plus riche, ouverte et transparente que celle de la presse
ou de la télévision. Enfin, le vote en ligne,
d'ores et déjà envisagé dans de nombreux
pays, permettra à la population de s'exprimer plus
directement et plus souvent qu'elle ne peut le faire aujourd'hui,
et sur des sujets plus divers.
Mais
la grande mutation - et le grand espoir - de la cyberdémocratie
réside avant tout dans la perspective d'une loi, d'une
justice et d'un gouvernement planétaire. Le cyberespace,
réseau de communication interactif et communautaire
qui englobera bientôt la majorité de l'humanité,
rend possible pour la première fois une démocratie
à l'échelle de l'espèce humaine et non
plus à celle de tel ou tel territoire aux frontières
conventionnelles. Non seulement une cyberdémocratie
planétaire est désormais possible, mais elle
est de plus nécessaire. En effet, les problèmes
écologiques sont mondiaux, la science est mondiale,
la technique est mondiale, le commerce est mondial, la communication
est mondiale, mais la loi et la justice resteraient fragmentées
? Tout peut être mis en concurrence : les médecines,
les systèmes d'éducation, les religions, les
cultures, les idées, les marchandises et les entreprises.
Seule la justice ne souffre pas la concurrence, parce que
sa nature même est d'être un tiers entre les concurrents.
Lorsque plusieurs justices sont en conflit, c'est la justice
elle-même qui est abolie. Or, aujourd'hui, tout se rassemble
et se concentre, sauf les justices nationales qui restent
divergentes et dispersées. Les processus économiques,
technologiques et écologiques d'échelle planétaire
ne pourront être équilibrés que par une
loi et une justice de même échelle.
Mais
la nécessité d'une loi et d'une justice à
la taille de l'humanité poursuit encore un autre objectif,
plus profond, plus fondamental que celui de la gouvernance,
et cet objectif est celui de la paix. En effet, l'évolution
culturelle est parvenue à mettre l'esclavage hors la
loi, à proclamer les droits de l'homme, à rendre
irréversible l'extension du suffrage universel, elle
commence à réaliser la grande idée de
l'égalité des sexes. Mais nous ne sommes pas
encore au bout du chemin. Nous subissons encore la honte de
la guerre, la honte sans recours et sans excuses de nous entretuer,
de nous vendre des armes et de nous exciter mutuellement à
la haine.
Nous
pouvons, si nous le voulons, si nous avons le courage de notre
liberté, renvoyer la guerre à la préhistoire
de l'humanité. Plutôt que de dresser la liste
des obstacles qui nous empêchent d'atteindre cet objectif,
considérons comme des illusions les concepts et les
raisons qui nous font imaginer comme impossible un avenir
de paix. La guerre se fait toujours pour des fantômes
conventionnels, pour des signes, pour des idées, alors
que les idées devraient être considérées
comme une inépuisable source de jeux.
Seul
un gouvernement mondial, garantissant une loi démocratiquement
élaborée par l'intelligence collective de notre
espèce pourra établir la paix universelle. La
guerre, désormais, est un retard culturel. Dans la
civilisation de l'intelligence collective, l'agressivité
humaine pourra se sublimer dans la compétition économique
ou dans mille sortes de guérillas informationnelles
et de conflits virtuels, mais une justice mondiale mettra
définitivement le meurtre hors la loi. Une fois
la paix établie par un gouvernement mondial, alors,
peut-être, la lancinante question de la misère
matérielle et spirituelle pourra-t-elle être
résolue. La paix et la liberté sont les
conditions sine qua non de la prospérité
: les conditions, non pas de la fin de l'histoire, mais du
commencement de la véritable histoire, celle d'un approfondissement
continu de l'intelligence collective et de la construction
d'une cité élargie à tous les vivants.
La
loi, unique mais de plus en plus souple et complexe, émergera
d'une multitude de processus de résolution de problèmes
dans des communautés virtuelles. La loi de la cyberdémocratie
vise à protéger la création, à
donner aux processus économiques, techniques et artistiques
d'invention du réel le plus d'élan possible.
La loi de l'intelligence collective est une libératrice
de puissance.
Théorie
du capitalisme informationnel
Une
fois la paix et la loi démocratique modiale établie,
les efforts de création ne sont plus menacés
et la prospérité prendra son envol. Le capitalisme
informationnel est la machine à produire de la richese
de la cyberculture. Comme sont nom l'indique, ses biens principaux,
autant ses matières premières que ses produits
finis, sont les informations et les idées. Ce régime
économique produit certes encore des marchandises matérielles,
mais les choses qu'il fabrique sont de plus en plus "intelligentes"
et leur conception, leur fabrication et leur vente deviennent
des processus cognitifs et informationnels d'une complexité
croissante. Le capitalisme informationnel tend vers le communisme
pour au moins trois raisons.
La
première est que les informations et les idées
ne supportent pas l'appropriation exclusive. Contrairement
à un vêtement ou à une pomme, quand il
vous cède une information, son vendeur n'en perd pas
l'usage. De plus, les informations, désormais ubiquitaires
dans le cyberespace, peuvent se multiplier presque sans coût.
L'information est "libre".
La
seconde raison pour laquelle le capitalisme informationnel
tend vers le communisme est que la source ultime de la richesse
apparaît désormais clairement : l'intelligence
et la créativité collective des groupes humains.
La puissance de l'intelligence collective dépend certes
de paramètres techniques, et en particulier du perfectionnement
des mondes virtuels qui favorisent la coopération.
Mais cette puissance dépend aussi de l'éducation,
des compétences, de l'honnêteté, du courage
des personnes qui entrent dans des rapports d'échange,
de partenariat et de contractualisation. Quand la prospérité
dépend de la qualité de la conversation, il
devient payant d'investir dans le savoir et la vertu. L'intelligence
collective est d'autant plus productive qu'elle organise des
êtres libres.
La
troisième raison qui fait converger le capitalisme
vers le communisme est la rencontre de deux tendances : la
croissance remarquable de l'actionnariat populaire et du boursicotage
en ligne, d'un côté, le mouvement de concentration
des entreprises multinationales, de l'autre côté.
Bientôt, dans chaque secteur économique mondial,
ne seront plus en concurrence que trois ou quatre grandes
compagnies géantes. Ces compagnies deviendront des
sortes de services publics planétaires entre lesquels
les citoyens et producteurs arbitreront par leurs choix de
consommation et d'investissement. Le capitalisme informationnel
tend vers la propriété collective des moyens
de production : le réseau, l'information, les actions
des entreprises. La grande conversation qu'est le marché
mondial dans l'espace transparent d'Internet rejoint la libre
parole de l'agora démocratique.
L'évolution
culturelle nous mène à des modes d'organisation
sociale, à des techniques, à des formes esthétiques
qui nous obligent à exercer de plus en plus notre liberté.
En ce sens, Internet et "le capitalisme" sont profondément
liés. Par "Internet", je veux dire l'invention continue
dans la liberté de communication et par "le capitalisme"
j'entends l'exercice interrompu de l'invention de nouvelles
formes économiques. Car le capitalisme n'est pas
un système (ce n'est un système que pour
ceux qui ont un système dans la tête). Le propre
du capitalisme, et plus particulièrement du capitalisme
informationnel, est d'explorer sans cesse de nouvelles formes
d'organisation, toujours plus souples et plus intelligentes.
Ses entreprises deviennent des entrelacs de communautés
virtuelles en réseau qui "réduisent leurs niveaux
hiérarchiques". Il invente de nouvelles formes d'échange,
toujours plus complexes et déterritorialisées,
des marchés plus virtuels, plus transparents, plus
rapides. Il produit des biens inappropriables : information
libre, logiciel libre, connaissance libre. Il suscite des
producteurs libres associés en intelligence collective.
la
communauté scientifique fut la première communauté
mondiale ayant explicitement organisé son fonctionnement
selon les règles de l'intelligence collective. Chacun
de ses membres doit tenir compte des connaissances produites
par les autres, produire des connaissances originales et aider
les autres à faire de même. Or Internet est précisément
le moyen de communication que s'est donnée la communauté
scientifique afin de poursuivre ses propres fins. En s'emparant
d'Internet, le capitalisme informationnel signale qu'il adopte
au moins en partie les méthodes d'intelligence collective
de la communauté scientifique. Il suffit de remplacer
les connaissances par des marchandises et de faire des connaissances
les marchandises principales, celles qui permettent de produire
toutes les autres. Le médium est le message. Les grandes
entreprises du capitalisme informationnel, sortes d'universités
ou de labos cotés en bourse, produisent des savoirs,
entretiennent des compétences et organisent des coopérations.
Au
nouveau jeu de la concurrence, les plus compétitifs
sont les plus coopératifs, les plus convaincants sont
les plus transparents. Le capitalisme informationnel fait
entrer la majorité de l'humanité dans une danse
d'apprentissage sans finalité. C'est un méta
jeu dont les meilleurs joueurs parviennent à faire
basculer les règles, à amorcer une révolution
quelconque dans les produits, la vente, la finance, le droit,
la structure de l'entreprise, le marché en général
Convergeant vers un communisme de l'intelligence, le
capitalisme informationnel organise la révolution permanente.
Les
dénonciateurs crient partout : "Regardez ces prédateurs
!"
et ils ont raison. Toutes les ignominies doivent
être dévoilées. Mais le capitalisme informationnel
parvient à canaliser l'agressivité et l'avidité
dans un jeu symbolique et légal. Il sublime le mal
en production de richesse. Sur les champs de bataille, le
fer et le feu font couler du sang pour des symboles et des
idées. Sur les nouveaux marchés, on se bat avec
des idées et des images pour échanger des objets
magiques, des signes, de la communication et du savoir. Devenu
informationnel, le capitalisme délaisse l'industrie
du carnage pour choisir celle de l'image.
La
prospérité générale vient de la
libre association des producteurs d'idées, c'est-à-dire
de l'intelligence collective. Parce que la véritable
richesse n'est pas matérielle, les biens, l'argent,
le marché, les organisations et tous les procédés
du capitalisme informationnel deviennent "virtuels". Le jeu
du capitalisme informationnel, de plus en plus symbolique,
rejoint ainsi l'art et la grâce.
La
montée vers la grâce
L'art
précède le marché, il l'invente. De plus
en plus, les entreprises imitent l'art : un style, une marque,
une griffe, une manière, un savoir-faire, une sensibilité,
un goût. L'entreprise du capitalisme informationnel
veut des "créatifs". Les entreprises sont en train
de se fondre avec leur publicité, leur logo, leur "culture".
Si l'art nous parle de notre manière de faire sens,
et donc de parler, le capitalisme informationnel nous vend
toujours de nouvelles manières de parler, des objets
et des réseaux communicants. L'art découvre
de nouvelles façons de faire signe et donc ce qui va
devenir le prochain objet du marché.
Mais
malgré tous ces rapprochements, et bien qu'il soit
lui-même l'objet d'un marché, l'art excède
toute finalité et toute valeur économique parce
qu'il nous fait entrer dans la dimension de la gratuité.
Cette dimension de grâce, artistico-religieuse, n'a
pas comme enjeu la richesse, ni le pouvoir, mais le "faire
sens", l'autonomie du "faire sens", l'exploration de la liberté.
Puisque nous vivons dans le langage (et j'inclus ici tous
les signes culturels et non seulement les signes linguistiques
au sens étroit) ce "faire sens" ne peut être
que collectif. L'intelligence collective artistico-religieuse
n'explore donc pas seulement de nouveaux types de sémiose,
mais aussi de nouvelles manières de partager
le sens, à savoir de nous impliquer les uns dans les
autres comme sources de sens autonomes et singulières.
Cette dimension de grâce : l'implication réciproque
de sources de sens libres, dont l'amour est un autre nom,
n'est pas nécessairement limitée à l'espèce
humaine, elle suppose une ouverture à l'infini.
Le
critère du travail artistique, comme de la quête
spirituelle, est sa capacité à déplacer
le sens. L'artiste prie ou médite dans la sphère
des signes. Si l'information est cet événement
qui risque de modifier le sens d'une situation, et la grande
information celle qui transforme notre regard, l'art est une
religion de l'information.
Toutes
les grandes mutation de la vie du langage ont provoqué
- ou plutôt sont - des mutations du divin. L'Écriture
a amené les premières grandes religions polythéistes
complexes à clergé et théologie. L'alphabet
porte le monothéisme : les deux inventions sont exactement
contemporaines et toutes les grandes religions monothéistes
(ou même universalistes, comme le bouddhisme) sont exprimées
dans des textes alphabétiques. L'imprimerie a impulsée
la réforme et les religions du salut laïque comme
le libéralisme ou le socialisme. Cela me suggère
que l'avènement du cyberespace, qui se situe dans la
continuité des grandes augmentations de la puissance
du langage, est aussi une révolution religieuse
dont témoignent et qu'annoncent les arts numérique
mais aussi, à leur manière, bien des modes d'expression
plus traditionnels.
Quoique
désormais indéfiniment reproductible, ou plutôt
actualisable à partir de matrices de plus en plus virtuelles,
ayant donc transcendé la problématique de l'original
et de la copie, l'uvre reste autre chose qu'une reproduction.
Elle témoigne de cette voix inimitable qu'entendent
ceux dont l'oreille est tournée vers la source. Parce
qu'il n'est orienté ni vers les effets, ni vers un
succès futur, mais vers l'amont de la perception, le
grand art, loin de toute vulgarité, forge l'avenir.
Nietzsche disait : "les grands événements arrivent
sur des pattes de colombe". Elle-même à la limite
du perceptible, l'uvre capte les signes imperceptibles,
les signaux subtils. Les artistes se tournent vers ce qui,
éternellement, n'a pas encore de nom. L'uvre,
qui est un événement dans l'espace de la signification
partagée, nous oblige à lui poser cette question
: que signifies-tu ? Quelles formes de signifiances inédites
me manifestes-tu ? Quelles nouvelles m'apportes-tu de la puissance
créatrice ?
Les
arts d'aujourd'hui : cinéma, vidéo, jeux interactifs,
mondes virtuels, musiques digitalisées, arts génétiques,
se font avec des ordinateurs et tout se diffuse, s'interconnecte
et se critique dans le réseau. L'art passe aujourd'hui
par le numérique, c'est-à-dire précisément
par ce qui manifeste l'augmentation contemporaine des puissances
du langage. Pour l'artiste, comme pour le mystique, la réalité
est un immense afflux de signes. L'artiste se retourne vers
l'écran de sa conscience et y regarde naître
les formes. Or les formes naissent de matrices numériques,
de réseaux, de dispositifs interactifs, de processus
coopératifs dans des mondes virtuels. L'uvre
est inachevée, en puissance, générative,
ouverte à la coopération, enveloppante comme
le réseau, notre nouveau système nerveux collectif.
L'art
témoigne aussi de la mutation des corps. Transportés
par des véhicules toujours plus surs, rapides et connectés,
adulés sur le stade, observés sur les sites
pornos, sculptés par l'exercice et la diététique,
remodelés par la médecine, drogués par
toutes les industries pharmaceutiques, prolongés par
mille prothèses, entremêlés aux autres
corps par les banques d'organes et la transfusion sanguine,
en proie aux épidémies planétaires, plongés
dans la biosphère qu'ils mangent et respirent, génétiquement
recombinés, clonés, conçus in vitro,
toujours mortels, toujours amoureux, les corps ne disparaissent
pas dans la cyberculture : ils se transforment en hypercorps,
parallèlement aux cerveaux qui fusionnent dans l'hypercortex
du réseau.
Quand
je surfe sur le Net, j'explore le monde intelligible, le monde
des signes et du langage, l'univers virtuel. Mais c'est un
monde ouvert, vivant, sensible, évolutif, qui s'invente
ses propres lois et qu'avec des millions d'autres je bouscule,
transforme et enrichit par chacun de mes actes. Surmontant
d'innombrables résistances, la liberté d'expression
et de communication ne cesse de croître. L'évolution
culturelle libère les forces de création de
nouveaux systèmes de signes, de nouveaux langages,
de plus en plus vivants et autonomes, des systèmes
de transaction du capitalisme informationnel aux jeux coopératifs
en réseau, des mondes virtuels aux biotechnologies,
des arts numériques aux sociétés de robots
conçus par les laboratoires de vie artificielle. Ces
nouveaux langages vont s'entremêler et se multiplier
en un ordre évolutif de plus en plus varié,
complexe et surprenant, présentant à l'assemblée
des esprits le miroir surréaliste de son intelligence
collective. La culture, désormais, est cette vie des
signes qui accède au statut de biosphère libre
dans le cyberespace.
Le
sens de l'évolution
L'homme
est un pont entre le ciel et la terre, un passage entre le
naturel et le surnaturel. Par lui, la vie des signes décolle
de la vie des corps où elle prend naissance et acquiert
son autonomie par l'art, par la religion, par la technique,
par l'écriture, par la science, par le monde des idées
qui se complexifie aujourd'hui comme une deuxième biosphère
dans le cyberespace. Le langage humain est une fleur virtuelle
qui s'épanouit à l'infini vers le centre invisible
de Gaïa la bleue.
La
figure du cyberespace surgit sur l'horizon poétique
de l'aventure humaine. Son accélération surprenante
manifeste au présent le mouvement d'ouverture infinie
qui est au cur de l'homme. L'évolution technique
et culturelle nous emmène vers une interconnexion de
plus en plus serrée qui travaille à ouvrir notre
espace mental. Le cyberespace devient le lieu sans lieu du
dialogue incessant et toujours croissant de l'humanité
avec elle-même. L'écriture, l'alphabet, l'imprimerie,
les médias audiovisuels, électriques et finalement
le cyberespace ont multiplié les puissances du langage.
Nous commençons seulement à comprendre l'essence
de ce qui nous anime, nous, les humains, parce que l'évolution
nous fait remonter vers un principe que nous apercevons mieux
chaque jour. Le langage est une machine à entre-tisser
les sources de sens que sont nos esprits. C'est une machine
à accélérer le temps qui nous permet
d'apprendre plus vite les uns des autres comme de l'univers.
Le langage est une machine à produire de l'intelligence
collective qui commence à diriger délibérément
sa propre évolution et celle de la vie qu'elle prolonge.
Plus nous scrutons le futur du cyberespace, plus nous remontons
en nous-même, avant le temps, vers l'origine du langage.
La
vie devient langage du côté de la naissance de
l'homme et le langage vie du côté de son futur
éternel. Ce n'est pas dans un "message" que l'infini
se révèle à l'humanité, comme
le croient les idolâtres et les matérialistes,
mais par le langage lui-même, par sa capacité
illimitée d'engendrer du sens, c'est-à-dire
par l'irruption de la liberté dans l'histoire du monde.
Chacun de nous revit à nouveau le destin de l'espèce
toute entière dans son existence personnelle, celui
d'être ce point d'inflexion par lequel la liberté
émerge de la matière où elle poussait
depuis le commencement des temps et se retourne sur elle-même
pour se reconnaître enfin. Tel est le rôle de
notre espèce qui parle, chante et fabrique dans le
plan de la création - ou dans l'aventure de l'évolution
: en cette zone où les lignes pleines se transforment
en pointillés, puis débouchent sur le vide,
tracer une ligne d'artiste. Par le langage qui le traverse
et s'incarne hors de lui en milliards de machines de langage
et de culture, l'homme engendre une autre forme de vie, artificielle,
tendue vers la liberté sauvage, sans nom et sans ego,
qui l'appelle vers l'avenir.
Grâce
au code digital de l'ADN, la vie organique des micro-organismes
et des plantes a lentement surgi de la matière inerte.
Émergeant de la sensibilité végétative,
le code digital du système nerveux a engendré
les mondes somptueux, sonores, parfumés et colorés
des animaux. Le code digital du langage humain a ouvert l'espace
infini des questions, des récits, des savoirs, des
signes de l'art et de la religion. Le langage a fait croître
une nouvelle vie au cur de l'ancienne, celle des signes,
de la culture et des techniques. Le langage vit. Il s'élève
vers des formes plus légères, plus rapides,
plus évolutives que l'existence organique. Avec l'écriture,
il s'est acquis une mémoire autonome. Digitalisée
par l'alphabet, cette mémoire a conquis une efficacité
universelle. L'écriture s'est forgé son propre
système d'auto-reproduction au moyen de l'imprimerie.
A chaque étape de l'évolution du langage, la
culture humaine devient plus puissante, plus créative,
plus rapide. Accompagnant les progrès des médias,
les espèces culturelles se sont multipliées
et enrichies : nouvelles formes artistiques, divines, techniques,
révolutions industrielles, révolutions politiques.
Le cyberespace représente le plus récent développement
de l'évolution du langage. Les signes de la culture,
textes, musiques, images, mondes virtuels, simulations, logiciels,
monnaie, atteignent le stade ultime de la digitalisation.
Ils deviennent ubiquitaires dans le réseau - dès
qu'ils sont quelque part, ils sont partout - et s'interconnectent
en un seul tissu bariolé, fractal, bourgeonnant, inflationniste
qui est en quelque sorte le méta texte enveloppant
de la culture humaine. Les signes ont acquis, par l'intermédiaire
du logiciel, cette écriture devenue vivante, une puissance
d'action autonome dans le milieu numérique qui leur
est propre. Le cyberespace devient le système écologique
du monde des idées, une noosphère foisonnante,
en transformation accélérée, qui commence
à prendre le contrôle de l'ensemble de la biosphère
et à diriger son évolution à ses propres
fins. La vie toute entière monte vers le virtuel, à
l'infini, à travers la porte du langage humain.
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