S’il
existe plus d’un chemin pour un courant électrique entre
deux points et si une tension se manifeste également entre
les deux points sur chacun de ces chemins, on a alors
un circuit en parallèle. Métaphoriquement, on peut dire
qu’un circuit en parallèle symbolise la constitution d’un
réseau de connexions qui prennent un chemin différent
selon la trajectoire d’un circuit pré-établi. Il s’agit
d’une stratégie, d’une action qui, bien qu’elle utilise
les mêmes mécanismes que le
circuit officiel, travaille sur les bords, sur les limites,
sur les extrémités, met en scène les déficiences et les
fragilités des codes acceptés par la société. Il s’agit
aussi de la formation de réseaux, d’actions intersubjectives
qui se développent en flux continu et dans l’éphémérité
du temps.
Circuits
parallèles: rétrospective
Fred Forest se divise en six modules qui racontent l’oeuvre
de Fred Forest, depuis les premiers travaux de l’artiste,
en passant par ses interventions réalisées dans la presse
et dans d’autres moyens de communication, par ses actions
entreprises au Brésil, pour arriver enfin à ses projets
les plus récents de net art. Malgré le grand nombre
d’oeuvres présentées et leur diversité thématique, l’axe
commun de cette exposition se dessine à partir de la perspective
des circuits en parallèle. Un regard, parmi d’autres possibles,
sur l’oeuvre de cet artiste pionnier de l’art médiatique.
Forest est né en Algérie, dans les années 30. Dès 1967, deux
ans après l’apparition de Nam June Paik sur la scène artistique
avec ses expérimentations en vidéo, il présente La
cabine téléphonique, un des premiers travaux d’art vidéo
développés en France. Deux ans plus tard il réalise, en
incorporant un circuit fermé de télévision, l’installation
vidéo Interrogation.
Se situant à la frontière entre la création esthétique et
l’expérimentation sociale et s’appuyant sur une vaste
production, Forest réalise des projets grandioses et très
souvent polémiques, comme Bourse de l’imaginaire
(1982), Le territoire du mètre carré (1980), Avis
de recherche: Julia Margareth Cameron (1988), parmi
bien d’autres.
Ses actions incluent généralement l’appropriation
de moyens de communication comme les journaux, la télévision,
la radio, l’Internet, afin de créer des circuits parallèles
au circuit médiatique institué. Il provoque très souvent
des réactions, crée des stratégies destinées a
mettre en évidence et subvertir les jeux occultes du media.
Mais ce n’est pas tout. L’utilisation des moyens de communication
par Forest ne concerne pas uniquement une stratégie de
résistance par rapport aux discours idéologico-médiatiques,
mais dénonce plutôt le fait que notre propre réalité se
forge et se construit à partir de réseaux, de vases communicants
qui s’établissent de manière contextuelle.
L’art
pour Forest est avant tout une attitude, une action. Sa
matière première n’est ni l’encre ni le pinceau, mais
la réalité elle-même. Loin d’être des objets refermés
sur eux-mêmes, les actions de Forest sont des circuits
communicants, des relations intersubjectives qui mimétisent
la capacité de communication de la société.
L’on
peut dire que la méthode de Forest ressemble à celle des
néo-concrets. On construit à
l’intérieur d’une phénoménologie de l’action qui stimule
le public à dialoguer avec l’oeuvre. Si nous partons du
présupposé que la communication est la pierre de touche
de l’organisation sociale, nous pouvons comprendre que
donner au public la possibilité de faire partie de ses
actions au lieu de rester lá à contempler son oeuvre,
est transporter parallèlement cette idée du domaine de
l’art au domaine de l’expérience quotidienne. Ce qui signifie
postuler l’idée d’une attitude moins passive de la part
du public, face à l’espace de la réalité sociale. Des
projets comme Vidéo-troisième âge (1973) en sont
une expression évidente.
Fred
Forest est un constructeur de circuits parallèles. Il
se sert des moyens de communication, déstabilise les circuits
institués, intervient dans la réalité. Il construit des
espaces collectifs d’intervention. Ce faisant, il active
ou, comme le dirait Walter Benjamin, il produit une étincelle,
un court-circuit, une illumination profane qui
fait que l’individu s’éveille et regarde la réalité qui
l’entoure.
Fred Forest a participé à de très nombreuses expositions
et installations individuelles et collectives telles que
la Biennale Internationale de São Paulo (1973),
la Biennale Internationale de Venise (1976), la
Documenta de Kassel (1977) .
Mais il est également théoricien et chercheur. Dans les
années 70, il se joint à Hervé Fischer et Jean Paul Thénot
pour fonder le « Collectif d’Art Sociologique ».
Dans les années 80 il crée, avec Mario Costa, les présupposés
de l’esthétique de la communication: un des premiers mouvements
théorico-conceptuels à réfléchir de manière systématique
sur l’emploi de technologies de télécommunication comme
source d’expression artistique.
Le contexte brésilien
Les
relations de Fred Forest avec le Brésil, quant à elles,
sont très spéciales. Il y développa une série d’actions,
dans les années 70 et 80, à une époque où les expérimentations
avec de nouveaux recours tels que vidéo, ordinateur, xerox,
sérigraphies, commençaient à surgir dans ce pays. Ses
participations à la XIIe et à la XVIe Biennale
Internationale de São Paulo, a l´action Passeio
sociológico ao Brooklyn (1973) [Promenade sociologique
dans le quartier de Brooklyn], à la Biennale de l’an
2000 (1975), à l’Autópsia da Rua Augusta (1973)
[Autopsie de la Rue Augusta] et au Branco Invade a
Cidade (1973) [Le Blanc Envahit la Ville] sont quelques-unes
des actions qui ont marqué le passage de l’artiste au
Brésil.
En
1973 il participe, sur l’invitation de Vilém Flusser –
avec lequel, d’ailleurs, il réalise le
vidéo Les gestes dans les professions et la vie sociale
(1972) – à la XIIe Biennale Internationale de São Paulo.
Il convient de rappeler que cette Biennale, en pleine
période de dictature militaire, constituait le témoignage
d’une fièvre d’expériences
dérivées du neoconcrétisme et de ses succédanés, et dont
l’intérêt était de rompre avec la notion d’oeuvre stable,
contemplée passivemente par le spectateur. L’idée était de stimuler le
public en lui donnant la possibilité d’interagir avec
les travaux proposés. L’ensemble de ces oeuvres, pour
la plupart des installations et des ambiances, avait été
réuni dans le segment Art et Communication qui
comprenait, entre autres, des projets de Waldemar Cordeiro
(1925-1973). À l’intérieur de ce segment, Forest développa
une série d’actions, créant un circuit parallèle de libre
expression à une époque marquée par le silence et les
préceptes idéologiques de la scène politique brésilienne.
L’une de ses actions consistait à obtenir des espaces
en blanc dans des journaux à grand tirage de São Paulo
et de Rio de Janeiro pour que le public puisse y dessiner
ou écrire des messages. Ces textes furent, postérieurement,
incorporés à la Biennale. Une autre action consistait
à mettre des téléphones à la disposition du public et
amplifier ce qui était dit sur les lieux de l’exposition.
L’ensemble de ces actions révélaient
non seulement une tentative d’attirer le public à la Biennale
mais, en même temps, de créer un circuit parallèle d’expression
à une époque où la liberté de manifestation était réprimée.
Ne
se satisfaisant pas de l’espace confiné des musées et
des galeries, les actions de Forest, très souvent, se
déroulent dans l’espace de la réalité quotidienne, en
circuits parallèles, extra-muros, postulant une remise
en question de territoires établis et utilisant
la ville comme protagoniste de la manifestation esthétique.
D’une certaine manière, ces actions nous renvoient au
programme politique et esthétique des Situationnistes
qui défendaient l’union de la dimension esthétique avec
l’expérience sociale et politique. Dans cette perspective,
il convient de rappeler O Branco invade a cidade (1973).
L’action consistait à aller dans le centre de São Paulo
- du square Largo do Arouche à la place Praça da Sé –
en simulant une manifestation formée d’une dizaine de
personnes portant des affiches en blanc. Des centaines
de curieux se joignirent à la “manifestation”, bloquant
ainsi la circulation pendant plusieurs heures. Forest
fut arrêté par le DOPS (Département pour l’Ordre Politique
et Social) et il fallut que les organisateurs de la Biennale
ainsi que l’Ambassade de France interviennent en sa faveur..
De manière analogue, pendant la VIIe JAC (Jeunes Artistes
Contemporains), en novembre 1973, l’artiste organisa au
MAC-USP (Musée d’Art Contemporain de l’Université de São
Paulo) l’évènement intitulé Promenade Sociologique
dans le quartier de Brooklin. Accompagné d’étudiants
qui transportaient leurs sièges individuels et muni d’un
équipement de la TV Cultura, il documenta les rencontres
du groupe avec des personnes dans les rues et dans quelques
établissements, créant des situations de “guerrilla
video” et des dialogues inattendus pour une situation
de restrictions à la liberté de pensée. Cet épisode singulier
d’art/communication fut surveillé par la police.
Au Brésil, cette pratique de déborder du circuit institutionnel
pour transporter l’art dans la rue, non seulement révélait
une rupture avec les territoires établis, en une critique
évidente des espaces confinés des musées et des galeries
d’art, mais encore, gagnait simultanément un profil militant,
de cri en faveur de la liberté esthétique aussi bien que
politique. À la fin des années 70 et au début des années
80, des groupes de Brésiliens réalisèrent des travaux
similaires, utilisant le contexte urbain comme support
de projets artistico-médiatiques, comme ce fut le cas
pour les groupes 3NÓS3 et Viajou sem passaporte.
Circuits
d’information: insertions dans les réseaux médiatiques
Prenant
la Théorie de l’Information comme base d’analyse
des travaux de Forest, Mario Costa affirme que ses actions
possèdent une grande quantité d’informations précisément
parce qu’elles vont à contre-courant de ce à quoi l’on
s’attend. Le concept de base de la théorie de l’information affirme
que la quantité d’informations contenue dans un signal
est inversement proportionnelle à la probabilité du signal
lui-même. Un signal prévisible et attendu possède une
petite quantité d’informations alors qu’au contraire,
un signal inusité et inattendu possède une grande quantité
d’informations.
Les actions de Forest opèrent précisément avec l’imprévisible,
avec l’inusité, pertubant ainsi le circuit institué. L’action
des espaces en blanc, développée au cours des années 70
dans le journal Le Monde et répétée dans d’autres
journaux du monde entier, l’interruption d’une transmission
télévisuelle pendant une minute (sur une chaîne française,
en 1972), La photo du téléspectateur (1976), les
actions à la radio, comme celles réalisées à la radio
Jovem Pan (1973), Télé-choc-télé-change (1975)
- une émission expérimentale de TV réalisée à partir de
commentaires d’objets envoyés par les auditeurs - ou même
Apprenez à regarder la T.V. avec votre radio (1984),
font du bruit dans l’univers médiatique, soit parce qu’elles
développent des opérations différenciées par rapport à
ce qui est habituel, soit parce qu’elles permettent au
public de participer aux émissions.
Comme dans une espèce de ready made, Forest crée des
circuits parallèles, des actions, des interférences sur
le véhicule de communication pour le remettre ensuite
en circulation. C’est précisément en cela qu’il suscite
des réactions dans le circuit institué, il attire notre
attention sur les mécanismes de production de l’information.
Circuits
imaginaires: dimension anthropologique
Les opérations de Forest résultent très souvent en une crítique
manifeste du pouvoir de manipulation de l’information
ainsi que du contexte idéologico-médiatique. Des projets
comme La Conférence de Babel (1983) et Fred
Forest président de la T.V bulgare (1991) en sont
des exemples parfaits. Mais il y a plus. Il s’agit souvent
d’encourager le public à participer activement - et non
passivement - au circuit de l’information. C’est le cas
de Bourse de L’imaginaire (1982), l’un des travaux
les plus audacieux de l’artiste, réalisé au Centre
Georges Pompidou. L’idée du projet était de monter
un contexte semblable à celui d’une Bourse de Valeurs,
équipé de matériel d’information (ordinateur, vidéo, téléphone,
haut-parleurs). Au lieu de réaliser à haute voix la vente
et l’achat d’actions, la Bourse de Forest proposait des
cotations de faits (imaginaires ou réels) envoyés et écrits
par le public.
Pour Avis de Recherche:Julia Margaret Cameron
(1988), l’action consistait à insérer pendant plusieurs
semaines dans des journaux et d’autres moyens de communication,
des nouvelles sur la disparition d’un personnage fictif.
Le public était invité à écrire sur le personnage, franchissant
ainsi la barrière entre le réel et l’imaginaire.
Outre le fait de créer un circuit collectif d’information,
les deux projets stimulaient l’imagination du public,
mettant en évidence le fait que nous faisons partie d’une
société communicante. D’une certaine manière ces projets
nous renvoient aux expériences d’Orson Welles, comme la
mémorable Guerre des Mondes (1938), émission de
radio durant laquelle il simulait une invasion de Martiens
sur la planète Terre. Mais dans le cas des actions de
Forest, il ne s’agit pas seulement de dénoncer le potentiel
et le pouvoir de transmission des moyens de communication
mais, simultanément, de créer des situations durant lesquelles
le public pourrait se laisser aller à ses propres simulations,
à ses propres circuits imaginaires en utilisant pour cela
les moyens de communication.
Circuits
commerciaux: art et marché
Circuits
parallèles
n’opère pas uniquement dans la dimension d’une critique
des réseaux d’information ou de la création de faisceaux
intersubjectifs de communication comme en Images-Mémoire (2005), un travail de net art qui discute la mémoire
collective par l’internédiaire de la création d’une banque
de données d’images. C’est dans ce sens que les actions
de Forest se rapprochent, très souvent, de thèmes intrinsèques
du débat de l’art contemporain. Des thèmes qui concernent
la remise en question de l’espace confiné du musée, du
rôle des institutions et du circuit commercial de la production
artistique.
En 1979 Forest publie dans le journal Libération un
espace écrit intitulé “Certificat de l’artiste”. L’idée
du projet était de critiquer le marché ainsi que le circuit
institutionnel de l’art et de se prononcer à l’encontre
du fait de ne pas avoir été invité à participer à l’exposition
“10 Ans d’Art Contemporain en France”. Lors d’une autre
action, Forest intenta un procès contre le Centre Georges
Pompidou. Le système du marché de l’art, dit
Forest au cours d’une interview au Journal de Brasília
le 6 décembre 1995, a imposé une forme à l’art en stipulant
des valeurs. Les institutions, tout comme les musées et
les galeries, obéissent tout simplement à ce marché,
sans faire d’objection. C’est ainsi que se fabriquent
les valeurs qui déterminent ce que doit être l’art. Chaque
exposition dans l’une de ces institutions doit, selon
la loi, stipuler une valeur pour l’oeuvre. Conscient
de cette mesure, Forest demanda au Centre Georges Pompidou
de lui communiquer le prix des oeuvres d’art de l’artiste
Hans Haake. Ce qui lui fut refusé. Il s’adressa donc à
la Commission Responsable des Documents Administratifs
(CADA) et le musée fut prié de divulguer les valeurs.
Territoire
du mètre carré (1977) dénonce les pratiques de spéculation immobilière et artistique.
Pour atteindre son objectif, l’artiste crée la Société
Civile Immobilière du Mètre Carré Artistique et publie,
dans les pages « Économie » du journal Le Monde,
une annonce pour la vente d’un terrain “artistique”
de 1 mètre carré - sur un total de 20 mètres carrés -
situé sur un territoire faisant frontière avec la Suisse.
L’artiste fut alors accusé par les autorités compétentes
de fraude immobilière, ce qui finit par empêcher la commercialisation
des actions, et obligea l’artiste à vendre - au cours
d’une espèce de vente aux enchères dans l’Espace Cardin
de l’Hôtel Crillon à Paris - le mètre carré non artistique,
soit des toiles en blanc signées par l’artiste.
Dans tous ces projets, ce que l’on remarque est la parodie
et la critique des mécanismes d’opération économique et
mercadologique impliqués dans le circuit de l’art. Ces
actions nous renvoient à des travaux comme Árvore de
Dinheiro (1969) [l’Arbre à l’argent] de Cildo Meireles
- ou bien encore Porco Empalhado [Cochon empaillé]
de Nelson Leirner. On peut dire que ces actions se rapprochent
de la pensée de Jean Baudrillard, principalement des idées
développées dans Le système des objets (1969) sur
les questions symboliques de signe/valeur d’échange.
Ces idées vont parcourir divers travaux de l’artiste, depuis
ceux réalisés dans les années 70 aux plus récents tels
que Territoire des réseaux (1996) et Parcelle
Réseau (1996). Dans ce dernier, l’idée était de faire,
par l’intermédiaire de la réalisation d’une vente aux
enchères durant la FIAC - Foire Internationale d’Art
Contemporain - une parodie de la propriété des oeuvres
d’art dans les moyens de communication numérique, à partir
de la vente d’un travail de net art.
Rétrospective Fred Forest
Faire venir Fred Forest au Brésil est essentiel sous plusieurs
aspects. En premier lieu, parce que Forest est un pionnier
de l’art médiatique. Il révèle, tout au long de sa trajectoire,
un regard irrévérent sur les mécanismes de production
de l’information, qui aboutissent aux productions les
plus récentes de net art. Par ailleurs, son parcours sur
la scène artistique brésilienne est très particulier.
Bien
que la scène brésilienne actuelle soit très différente
de celle que l’artiste a connue lorsqu’il est venu au
Brésil pour la première fois, le fait de réaliser une
rétrospective Fred Forest cet année, qui est une année
de Biennale – qui rend hommage à l’artiste néo-concret
Hélio Oiticica – et d’élections politiques, nous met tout
de même en syntonie, en un “circuit parallèle” semblable
à celui qui fut développé dans les années 70.
Circuits
parallèles : rétrospective Fred Forest n’est pas uniquement un regard dans le rétroviseur – comme
dirait Marshal McLuhan – c’est également un présage du
futur, car l’on peut, tout au long de l’oeuvre de cet
artiste, débattre les présupposés les plus généraux de
l’art médiatique de la scène contemporaine.