FRED
FOREST, OU L'ART DE L'IMPLICATION
Pierre
Lévy (Paris, Janvier 1995)
Philosophe
Depuis
au moins quelques siècles en Occident le phénomène
artistique se présente à peu près comme
suit : une personne (l'artiste) signe un objet ou un message
particulier (l'oeuvre) que d'autres personnes (les destinataires,
le public, les critiques) perçoivent, goûtent,
lisent, interprètent, évaluent. Quelle que soit
la fonction de l'oeuvre (religieuse, décorative, subversive.)
et sa capacité de transcender toute fonction vers le
noyau d'énigme et d'émotion qui nous habite,
elle s'inscrit dans un schéma de communication classique.
L'émetteur et le récepteur sont nettement différenciés
et leurs rôles parfaitement assignés.
Or
l'environnement technoculturel émergent suscite le
développement de nouvelles espèces d'art, ignorant
la séparation entre l'émission et la réception,
la composition et l'interprétation. Certains artistes,
comme Fred Forest, ont exploité le possible
ouvert par la mutation en cours, ont travaillé à
déployer la variété de ses richesses.
Ce possible est fragile : il pourrait très bien se
refermer un jour. Mais il pourrait aussi représenter
l'avenir de la création artistique, ou plutôt
son au-delà. Cette nouvelle forme d'art (ou de non-art,
mais par convention nous continuons à employer l'ancien
vocabulaire) fait expérimenter à ce qui n'est
justement plus un public, d'autres modalités de
communication et de création.
Au
lieu de diffuser un message vers des récepteurs extérieurs
à la démarche de création, invités
à donner sens après coup, l'artiste tend ici
à constituer un milieu, un agencement de communication
et de production, un événement collectif qui
implique les destinataires, qui transforme les herméneutes
en acteurs, qui met l'interprétation en boucle avec
l'action collective. Sans doute les " oeuvres ouvertes "
préfigurent-elles déjà une telle orientation.
Mais elles restent encore prises dans le paradigme herméneutique.
Les récepteurs de l'oeuvre ouverte sont invités
à remplir les blancs, à choisir entre les sens
possibles, à confronter les divergences entre leurs
interprétations. Mais il s'agit toujours de magnifier
et d'explorer les virtualités d'un monument inachevé,
de parapher un livre d'or sous la signature de l'artiste.
Or l'art d'implication ne constitue plus l'oeuvre au sens classique,
même ouverte ou indéfinie : il fait émerger
des processus, il veut ouvrir une carrière à
des vies autonomes, il introduit à la croissance et
à l'habitation d'un monde. Il nous insère dans
un cycle créateur, dans un milieu vivant dont nous
sommes toujours déjà les coauteurs. Work
in progress ? Il déplace l'accent du work
vers le progress. On rapportera ses manifestations
à des moments, à des lieux, à des dynamiques
collectives, mais non plus à des personnes. C'est un
art sans signature.
Dès la fin des années 60, Fred Forest fabrique
des " machines à impliquer " .
Ces machines invitent les gens à participer à
une aventure, à se faire eux-mêmes créateurs
avec d'autres. Des morceaux de leurs propres images, des traces
de leurs gestes sont intégrés aux flux informationnels
qui traitent la disposition de la communication. Il n'y a
plus de " spectateurs " séparés, distanciés.
Au contact du dispositif, les personnes sont aspirées
à l'intérieur d'un événement commun,
pris dans un processus qui se nourrit de leurs réactions.
C'est grâce à cette utilisation de l'énergie
vivante des participants que parfois un être autonome
échappant totalement au montreur de dispositif finit
par émerger. Communiquer, c'est créer de la
communauté. Le résultat (idéal) de l'acteur
(attendu) des événements suscités par
l'art d'implication sont des intellectuels ou des " imaginants
collectifs ".
Les dispositifs de communication de Fred Forest ne sont pas
faits pour diffuser mais essentiellement pour
écouter. Art du blanc : soudain la télé
et la radio écoutent, les pancartes ne comportent aucune
inscription, la bande vidéo est vierge, le journal
vous demande d'écrire, l'écran se troue. L'événement
arrive par le silence provoquant de la diffusion, par la déchirure
de l'exposition.
Certes, on trouvera de l'émission dans les montages
de Fred Forest mais ce ne sera la plupart du temps que pour
remplir l'une des trois fonctions suivantes : tourner en dérision
les émetteurs sourds, provoquer la réponse ou
restituer ce qui a été écouté.
Au moment de la restitution nous comprenons pourquoi le message
était blanc, se dérobait : l'oeuvre logeait dans
la réponse collective et nullement là où
nos réflexes l'attendaient. Telle pourrait être
la formule de " l'art de l'implication " :
susciter l'oeuvre au lieu de l'imposer.
L'oeuvre " tient " toute seule, elle possède
une certaine densité d'existence. L'oeuvre est là
où surgit le réel. Elle tend à l'autonomie.
Cette approche ne limite plus l'oeuvre aux messages paroles
ou formes stables. Deviennent aussi des oeuvres les événements,
processus, situations, climats affectifs, dynamiques de groupe,
configurations spatio-temporelles éphémères,
etc. Si les dispositifs de Fred Forest travaillent l'étendue,
le degré et la qualité d'implication des personnes,
c'est au bout du compte pour faire émerger une situation
risquée, non contrôlée, ouverte, où
pourra se déployer une dimension de l'autonomie.
Écouter
et restituer constitue sans doute le double geste psychothérapeutique
par excellence. Seulement si l'on admet son pouvoir de soigner,
on peut mettre en doute ses vertus esthétiques. Mais
prenons garde de ne pas appliquer les critères de jugement
de l'oeuvre classique à l'art de l'implication.
Le but n'est pas d'évaluer ou de goûter un message
séparé, mais de vivre une situation, de participer
à un événement. Ou plutôt, on ne
peut goûter cette oeuvre qu'en y participant et donc
en s'en faisant partiellement l'auteur. Ou bien l'on est impliqué
(et alors partiellement responsable), ou bien on y a pas du
tout accès en ce qu'elle propose d'essentiel : on n'en
aura qu'une connaissance par ouï-dire.
À
proprement parler, l'oeuvre n'est donc même pas dans
le dispositif de communication. Il faut penser ce dispositif
comme brèche dans l'inertie du quotidien, vide au sein
duquel une dynamique collective pourra surgir. À mon
sens Fred Forest parvient au sommet de son art lorsqu'il réussit
à susciter de véritables intelligences collectives.
Surmontant la séparation organisée par les médias
et les institutions, les personnes impliquées dans
ses montages communicationnelles vont se concerter, se coordonner,
inventer et jouer ensemble, fabriquer soudain de la communauté,
voire comme dans les " miradors de la paix ",
faire entendre une voix collective.
Forest ne nous montre pas la terre des hommes vue d'en haut,
photographiée par un satellite. Il nous appelle à
en mesurer le diamètre activement, à nous donner
la main par téléphone, à danser autour
du monde une ronde électronique. Lorsque nous avons
participé à certaines de ses installation téléphoniques
c'est un peu comme si nous avions tenu, tous ensemble, la
terre entre nos bras mesurant sa rotondité de notre
chair collective.
On espère que la voie de recherche inaugurée
par Fred Forest et quelques autres mènera un jour à
des formes d'art inouïes qui nous feront encore progresser
dans la constitution d'intellectuels ou " d'imaginants
collectifs ". En particulier les ressources du cyberespace
nous permettront peut-être de susciter des communautés
capables de forger des langages . À cet égard
l'oeuvre classique est comme un pari. Plus elle transmute le
langage qui la porte, qu'il soit musical, plastique, verbal
ou autre, plus son auteur court des risques : incompréhension,
absence de reprise. Mais plus la mise est importante - le
degré de refonte ou de fusion auquel on fait parvenir
le langage - plus le gain est attrayant : fait événement
dans l'histoire de la culture. Or ce jeu de langage, ce pari
sur la compréhension et la reconnaissance n'est pas
réservé qu'aux artistes. Chacun à son
échelle, dès que nous nous exprimons,
nous produisons, reproduisons et faisons varier le langage.
D'énoncés singuliers en écoute créative,
les langues émergent et dérivent ainsi dans
le long cours de la communication, portées par des
milliers de voix qui s'interrogent et se répondent,
se risquent, se provoquent et se déçoivent,
lançant des mots, des tournures, des accents nouveaux
au-dessus de l'abîme du non-sens. Un artiste peut donc,
lorsqu'il s'en empare, faire évoluer un mode d'expression
reçu des générations précédentes.
Telle est d'ailleurs une des principales fonctions sociales
de l'art : participer à l'invention continue des langues
et des signes d'une communauté. Mais le créateur
d'un langage est toujours un collectif.
Radicalisant la fonction classique de l'oeuvre, l'art d'implication
pourra mettre en tension des groupes humains et leur proposer
les machines de signes qui vont leur permettre d'inventer
leurs langages. Mais, dira-t-on, ces langages nous les produisons
depuis toujours. Sans doute, mais à notre insu. Pour
ne pas trembler devant notre propre audace, pour masquer le
vide sous nos pas, ou peut-être seulement parce que
cette aventure était si lente qu'elle en devenait invisible,
ou parce qu'elle enveloppait trop de foule en marche, nous
avons préféré l'illusion du fondement.
Mais nous avons payé cette illusion par le sentiment
de la défaite. En défaut face à la langue
de Dieu, excédés par la transcendance du Logos,
exsangues au regard des jaillissements inspirés de
l'artiste, imparfaits selon la correction des écoles,
portant le poids des langues mortes, nous défaillons
devant l'extériorité du langage. Nous l'avons
déjà suggéré, l'art de l'implication
se veut thérapeutique. Il invite à expérimenter
une invention collective du langage qui se connaîtrait
comme telle. Ce faisant, il pointe vers l'essence même
de la création artistique.
Sortis du bain de leur vie et de leurs intérêts,
loin de leurs zones de compétence, séparés
les uns des autres, les individus " n'ont rien à
dire ". Toute la difficulté consiste à
les saisir - au sens émotionnel comme au sens topologique
- en groupe, à les engager dans une aventure où
ils prendront plaisir à imaginer, à explorer,
à construire ensemble des milieux sensibles. Même
si les technologies du direct et du temps réel jouent
leur partie dans cette entreprise, le temps propre du collectif
imaginant déborde de tous côtés la temporalité
hachée, accélérée, quasi ponctuelle
de " l'interactivité ". L'insuffisance
de l'immédiat, du zapping sans mémoire, ne nous
renvoie pas non plus aux longues chaînes de l'interprétation,
à la patience infinie de la tradition qui enveloppe
dans la même durée les âges des vivants
avec ceux des morts, et qui fait travailler l'eau vive du
présent à l'édification d'un mur contre
le temps : comme les madrépores élèvent
des récifs de corail, les commentaires, strate après
strate, se transforment toujours en objet de commentaires.
L'art de l'implication ne tient pas pour acquis ni le temps
ni l'espace. Et pour cause : il les produit. On verra dans
la démarche que développe Fred Forest comment
tous les artifices de la communication sont convoqués
pour croiser les temporalités hétérogènes,
évoquer d'impossibles uchronies, susciter des simultanéités
équivoques, ourdir entre les durées d'inextricables
circularités. Dans telle installation, ce qu'on croyait
passé. se révèle présent. Là,
le présent était déjà du passé.
Ici le futur semble agir sur le présent. Ailleurs,
les époques s'interpénètrent et se colorent
mutuellement. On parcourra cette rétrospective en ligne
de Fred Forest comme un manuel d'alchimie spatio-temporelle.
Nous l'avons dit, l'art de l'implication ne vise pas l'oeuvre
au sens classique mais l'événement. Il valorise
le présent, l'éphémère, la jouissance,
la vie. Mais paradoxalement cette orientation s'accompagne
d'une sorte d'obsession de la trace. La trace est comme l'ombre
de l'événement. Et Fred Forest semble s'ingénier
à mettre en évidence cette part obscure de l'action
: la fascination de l'enregistrement quand on a renoncé
à la mémoire. Par passage à la limite,
l'événement peut justement se réduire
au vécu d'un événement comme trace, ou
pour la trace. Dès qu'il se connaît cendre, le
feu ne brûle plus de la même flamme. Son avenir
du passé vient ronger le présent. l'enregistrement
finit par tout conditionner. La possession de l'objet (d'art ?)
se substitue à la jouissance éphémère.
Et finalement, par-delà tous ses trafics de temporalité,
Forest semble viser un temps très archaïque, un
temps d'avant l'histoire, un retour à cette époque
où des rituels (magiques, religieux, artistiques ?)
faisaient les saisons, les années et les cycles. Comme
si nous étions de nouveau en cet instant fabuleux,
avant les origines, où l'histoire n'a pas encore commencé
de couler.
L'événement collectif relève toujours
pour une part d'un temps subjectif, émergent " hors
du temps " qu'il est impossible de rapporter à
la montre ou au calendrier. La visée ultime de l'art
de l'implication est peut-être de cultiver ce temps
de la subjectivité collective. Pour un art de l'avenir,
le rythme de " l'imaginant collectif "
suscité par l'événement ressemblerait
à celui d'une danse très lente. Il relèverait
d'une chorégraphie au ralenti, où les gestes
s'ajustent peu à peu, se répondent avec infiniment
de précaution, où les danseurs découvrent
progressivement les tempi secrets qui vont les mettre
en phase, les décaler. Chacun apprendrait des autres
l'entrée dans une synchronie tranquille, tardive et
compliquée. Le temps du collectif intelligent se déploierait,
se brouillerait et se reprendrait calmement, comme le dessin
recommencé du delta d'un grand fleuve. L'imaginant
collectif naîtrait de prendre le temps d'inventer la
cérémonie qui l'inaugure. Et ce serait du même
coup la célébration de l'origine et l'origine
elle-même, encore indécidée.
Au regard de la montre ou du calendrier, la temporalité
de " l'imaginant collectif " pourrait sembler
différée, interrompue, éclatée.
Mais tout se jouerait dans les replis obscurs, invisibles
du collectif : la ligne mélodique, la tonalité
émotionnelle, le battement secret, les correspondances,
la continuité qu'il nouerait au coeur même des
individus qui le composent. L'art de l'implication découvre
l'amont de la musique. Comment faire s'élever une symphonie
à partir de la rumeur du multiple ? Comment passer
- sans partition préalable - d'un bruit de foule à
un choeur ? L'intellectuel collectif remet en jeu continûment
le contrat social, il maintient le groupe à l'état
naissant. Paradoxalement cela demande du temps, le temps d'impliquer
les personnes, de tisser les liens, de faire apparaître
les objets, les paysages communs. et d'y revenir. Une durée
et des moyens dont ne dispose pas aujourd'hui l'artiste de
l'implication. Ayant rempli merveilleusement sa fonction d'éclaireur,
d'éveilleur, ayant désigné les possibles,
il passe le relais. Qui le saisira ? Il demande qu'on
élargisse le cercle des danseurs. Qui acceptera de
lâcher prise ?
Pierre Lévy
^ |