FRED
FOREST ET L'ART DE LA COMMUNICATION
Frank
POPPER ( Paris, janvier 1994 )
Professeur
d'Esthétique et de Sciences de l'Art à l'Université
de Paris VIII.
Il est sans doute audacieux de vouloir répondre d'emblée
à la question : " qu'est-ce qu'un artiste ? ".
Cependant, je me permettrais de faire une suggestion :
être artiste, c'est choisir et poursuivre, avec une
certaine persévérance, une finalité esthétique.
C'est cela qui fait qu'un homme ou une femme devient et reste
artiste. Il faut toutefois souligner que bon nombre d'artistes
se défendent de poursuivre un but esthétique
sous prétexte que leur créativité est
de nature spontanée et non pas calculée ni pensée
rationnellement. Cette grande objection qui revient souvent
dans la bouche des artistes en tous genres se trouve évidemment
démentie par les artistes qui utilisent les technologies
nouvelles, et notamment par tous ceux qui produisent des images
de synthèse calculées. Ce qui caractérise
l'art technologique, en effet, c'est l'émergence dans
ce domaine de rapports beaucoup plus étroits entre
facteurs esthétiques et techniques et aussi l'introduction
de nouvelles notions en esthétique assimilables à
des catégories telles la dématérialisation,
la simulation, l'intelligence artificielle, l'environnement,
la réalité virtuelle et l'interactivité.
J'aimerais ajouter que les catégories esthétiques
touchées par la création artistique à
la fin du XXe siècle sont d'une très
grande variété et que les différents
" systèmes " élaborés
par Étienne Souriau, Charles Lalo et Raymond Bayer,
parmi d'autres, mériteraient une réactualisation
qui tienne compte de l'introduction des nouvelles technologies
par les artistes, dans leurs uvres et dans leurs procédés
de création.
Pour
aborder le thème principal de cette communication,
on supposera qu'un artiste utilisant les technologies nouvelles,
c'est celui qui non seulement poursuit, consciemment ou inconsciemment,
une finalité esthétique avec une certaine persévérance,
mais c'est aussi celui qui choisit de faire la part belle
à la pensée rationnelle et au calcul mathématique.
Il faut souligner, toutefois, que parmi les artistes à
user des technologies nouvelles, il s'en trouve bon nombre
à les employer de manière sauvage ou détournée.
Dans ce cas, il s'agit, bien entendu, d'une critique ironique,
voire sévère, de la pensée scientifique
et parfois même d'une tentative de réaliser des
visées métaphysiques. Si j'ai choisi de me concentrer
principalement sur des artistes acquis aux valeurs esthétiques
des nouvelles technologies, c'est que je me crois plus proche
d'eux en raison de mes travaux antérieurs ( sur l'Art
cinétique, l'Environnement et la Participation du public
) mais c'est également pour tenter de dégager
plus directement les aspects d'une mutation profonde de la
civilisation qui semble en grande partie liée à
l'arrivée de ces nouvelles technologies dans toutes
les sphères matérielles et spirituelles de notre
vie et qui touchent, sans aucun doute, la création
artistique.
S'il
n'y a aucun doute à avoir quant au statut d'artiste
chez de nombreux praticiens, on pourrait se pencher sur le
cas d'artistes " technologiques " qui opèrent
aux confins du champ artistique proprement dit. Fred Forest
en est un exemple. Il se consacre en effet à ce que
l'on peut appeler l'art de la communication et il est sûr
que nous sommes là assez loin de l'idée que
l'on se fait du peintre ou du sculpteur des siècles
passés. Dans le cas de Fred Forest, on pourrait même
dire que l'art est sorti de son champ pour entrer dans celui
des médias, voire de la publicité. Et pourtant,
une analyse attentive du parcours et des activités
de Forest nous révèle qu'il s'agit toujours
d'un artiste véritable, ses options et son comportement
étant ceux d'un créateur de nouvelles valeurs
d'ordre esthétique, obtenues par un travail sur la
communication, travail provocateur, certes, mais néanmoins
sensible. Cette démarche n'est plus illustrée
par la production d'objets tangibles et physiquement matérialisés
mais par la production de systèmes de communication
et de situations diverses.
Si
l'on veut saisir le sens des rapports entre facteurs subjectifs
et facteurs sociaux dans l'histoire de Fred Forest, il faut
savoir qu'il a été de 1954 à 1970, contrôleur
des Postes et des Télécommunications en Algérie,
ce qui devait, on le voit, orienter sa carrière artistique
qui se déroula tout d'abord parallèlement à
cet emploi ( il était alors artiste peintre ), pour
finir en 1970 par lui faire franchir un pas décisif.
D'agent des Postes et Télécommunications, Fred
Forest devenait en effet un " artiste "
de la communication, inaugurant une pratique inventive et
créatrice des réseaux et des relations humaines.
Cette transformation existentielle n'est pas tout à
fait miraculeuse. Elle est à replacer dans le contexte
de 1968-70, à l'époque des mouvements contre-culturels
qui assimilaient la vie à l'art et qui valorisaient
la créativité de chacun dans le domaine du quotidien.
Cette transformation existentielle chez Forest est également
liée à l'introduction de nouvelles technologies
dans sa démarche. Il est à cette époque
parmi les tous premiers, sinon le premier, en France, à
utiliser la vidéo et les circuits fermés de
télévision. En 1970, il réalise un spectacle
audiovisuel à l'Exposition universelle d'Osaka avant
d'intervenir directement dans la presse et autres mass médias,
un peu partout dans le monde. Ses dispositifs de communication
emploient le téléphone, la radio, la télévision,
la télématique et le câble.
Parmi
ses nombreuses interventions, je citerai la " Promenade
sociologique à Brooklyn ", quartier périphérique
de São Paulo, au Brésil, en octobre 1973. Lartiste
publie des annonces quotidiennes dans la presse locale et
à la radio, invitant tous les publics confondus à
téléphoner au MAC ( Musée dArt
Contemporain ) pour prendre rang et s'inscrire, afin d'effectuer
une promenade en sa compagnie. En quelque sorte Fred Forest
proposait aux participants de se déplacer dans le quartier,
selon un itinéraire préparé à
l'avance. À chaque étape, le groupe visitait
différents commerces : le disquaire, le fruitier,
le cordonnier, la banque, le supermarché, l'église
et enfin
une galerie d'art. Fred Forest visait ainsi
à l'investigation d'une zone urbaine identifiée
à travers ses différentes activités :
commerciales, administratives, culturelles. Avec l'aide des
participants, il voulait faire l'expérience de la réalité
quotidienne, révéler les relations internes
et créer des micro-événements de communication
permettant l'établissement d'une circulation de l'information
par une intervention directe sur le milieu. La carrière
artistique de Fred Forest est également marquée
par son appartenance au Collectif dart sociologique,
actif jusquà la fin des années 70, puis
au Groupe International de lEsthétique de la
Communication. Lun et lautre de ces mouvements
réunissaient des plasticiens et des théoriciens
( sociologues et esthéticiens ) et leur donnaient la
possibilité de se manifester individuellement en tant
quartiste praticien après avoir tenté
une élaboration théorique en commun.
Récemment,
Forest s'est consacré à la production duvres
et denvironnements sur des journaux à diodes
électroniques réunissant deux caractéristiques
de sa démarche : celle des interventions ponctuelles
dans les mass médias et celle de l'utilisation des
technologies avancées. L'une de ses dernières
oeuvres de ce type, la " Bible tirée des
sables " qui s'intitulait à l'origine la
Bible électronique et la guerre du Golfe, fait apparaître
simultanément, un défilé lumineux de
citations de l'Ancien Testament et des extraits d'articles
de journaux rapportant les combats de la guerre du Golfe.
Ainsi se trouvent juxtaposées, comme dans la peinture
de citation, de longues énumérations d'équipements
militaires et de longues généalogies tirées
de la Bible. Forest veut ainsi attirer l'attention sur le
fait que l'Histoire peut se répéter à
travers des discours similaires : il se moque évidemment
aussi des déclarations stéréotypées
des politiciens et des leaders militaires. Toutes les interventions
de Fred Forest qui s'insèrent dans l'actualité
socio-politique sont de nature provocantes et critiques mais
elles invitent à poursuivre une réflexion, même
si elles irritent un peu certains par leur agressivité.
Elles ont en fin de compte une fonction de questionnement,
de communication, d'interactivité, de relationnel,
qui confirme bien les objectifs artistiques de Forest dont
le caractère farouchement indépendant peut ainsi
être compensé par la volonté de nouer
des relations intenses avec ceux qu'il rencontre autour des
événements quils provoquent. Cette démarche
recèle toute une gamme d'objectifs esthétiques
liés aux techniques de la communication : en particulier
la dramatisation de la présence physique à distance,
le télescopage de l'immédiat et du retardé,
et également la combinaison de la mémoire avec
le temps réel. On pourrait encore déceler dans
la démarche de Forest de multiples aspects esthétiques
liés à la question de l'interactivité
et des relations humaines.
Chez
Fred Forest, comme chez d'autres artistes de l'esthétique
de la communication, l'introduction de nouvelles technologies
dans leurs procédés de création et dans
leurs oeuvres a pour résultat de répondre à
la fois à leurs ambitions individuelles, d'ordre psychologique,
et à leur désir d'insertion sociale. D'une part,
il y a la mise à leur disposition d'outils très
performants qui permettent aux artistes un plus grand choix
de formes et de couleurs et favorisent un meilleur contrôle
des paramètres spatiaux et temporels de la création.
Ils sont ainsi placés dans une situation où
l'exercice de leur pouvoir de création se trouve amplifié,
ce qui ne peut que conforter leur personnalité artistique.
D'autre part, il est sûr que les artistes des nouvelles
technologies retirent une grande satisfaction et un bon stimulant
existentiel du maniement d'informations abstraites, à
la fois mentalement et manuellement (c'est particulièrement
le cas dans l'art de l'ordinateur). La manipulation de données
abstraites non seulement peut mener à l'instauration
de réalités virtuelles dans un espace cybernétique
mais aussi à la réalisation de visées
encore plus utopiques et métaphysiques.
Quant
à l'influence sur le plan social de l'adoption par
les artistes de nouvelles technologies, nous avons vu dans
certains cas quel rôle elles peuvent jouer, par exemple
en s'opposant de fait à la solitude traditionnelle
de l'artiste. Bon nombre d'artistes ont en effet opté
pour un travail en équipe dans un laboratoire perfectionné
qu'il était jusqu'à présent impossible
d'installer et d'entretenir soi-même. Toutefois, dans
la mesure où l'on assiste à une miniaturisation
de plus en plus répandue de tous les dispositifs technologiques
(et particulièrement de l'ordinateur), il n'est plus
aussi difficile de se les procurer ni de les installer chez
soi, ce qui pourrait bien renvoyer l'artiste à son
isolement initial si on ne bénéficiait par ailleurs
du développement des réseaux de télécommunications.
En
tout cas, il est évident que pour les artistes technologiques
- comme pour tous les artistes en général -
le mélange propice entre création solitaire
et création collective, ou entre temps de solitude
nécessaire à la conception et temps de confrontation
avec d'autres créateurs ou avec le public, représente
une nécessité vitale. Ce que je trouve peut-être
de plus réussi chez les artistes technologiques, c'est
le passage de l'une à l'autre de ces modalités
et donc un va-et-vient très souple entre le psychologique
et le sociologique. Chez les artistes des nouvelles technologies,
il y a forcément une plus grande nécessité
à confronter non seulement ses options esthétiques
avec celles des autres acteurs de la scène artistique
mais encore à comparer l'état, au jour le jour,
de ses propres dispositifs techniques avec l'ensemble du domaine
technologique en constant développement.
Être
artiste, se sentir tel, être reconnu comme tel dépend
donc, comme nous l'avons vu, non seulement de facteurs psychologiques
et sociologiques mais aussi de facteurs esthétiques
- lesquels sont étroitement imbriqués avec les
premiers. Ainsi, il ne faut pas sous-estimer le fait que la
poursuite d'une finalité esthétique telle la
visualisation des phénomènes cachés dans
l'univers, la mise en valeur de nouveaux aspects temporels
et spatiaux, ou encore l'établissement de rapports
inédits entre artiste/oeuvre/ spectateur par des procédés
interactifs, de la part d'artistes de plus en plus nombreux,
un peu partout dans le monde, a comme conséquence la
formation d'une tendance ou d'un courant artistique bien définissable
qui peut être désigné sous le terme d'art
technologique ou d'art techno-scientifique.
En
guise de conclusion, je me bornerai à observer que
l'appartenance à une tendance ou à un courant
artistique ancré dans le mouvement des idées
du temps, me paraît plus que jamais indispensable pour
se définir et être défini comme artiste ;
et quen tout état de cause, Fred Forest en est
bien un !
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