1. LA
FAMILLE VIDEO.
Cette
expérience a eu pour cadre la ville de Cologne en juin
1976. L'idée peut en paraître saugrenue au premier
abord. Elle a pris naissance à partir d'un appartement
vide. Cet appartement en instance de location, momentanément
disponible, a été mis à ma disposition
par une amie allemande qui en était propriétaire.
Grand appartement de type bourgeois, au troisième étage
d'un vieil immeuble de caractère, donnant directement
sur un des parcs les plus recherchés de la ville. Lieu
résidentiel particulièrement apprécié
par les couches aisées de la population, mais également
lieu d'implantation de nombreuses sociétés commerciales
comme siège social, affichant la marque d'un certain
standing. L'appartement, bien qu'en mauvais état, avec
son papier peint à fleurs, arraché par pans
entiers, et ses trous dans les murs rebouchés à
la hâte, inspire plutôt au regard du visiteur
un sentiment de confort et de luxe. Sentiment directement
lié à sa superficie (160 mètres carrés
environ). En effet, dans un type de concentration urbaine
comme en offre notre société, où il tend
sans cesse à se rétrécir, l'espace constitue
en lui-même le véritable luxe de l'individu.
Par ses dimensions, et du fait qu'il soit absolument vide,
à l'exception de quelques gravats sur le sol, l'appartement
provoque une sorte de choc sur le visiteur. Ce choc, je n'ai
pas manqué, moi-même, de le ressentir alors que
j'étais amené à le traverser d'une façon
purement circonstancielle lors de ma première visite.
NAISSANCE
DE LA FAMILLE VIDEO.
C'est
de ce choc qu'a jailli dans mon esprit l'idée curieuse
de la famille vidéo. Chacun sait, par expérience,
que toute pièce vide offre un écho spécial,
une espèce de résonance particulière
qui donne aux voix une vibration étrange qui
donne aux bruits de toute nature un prolongement qui les étire
dans le temps créant quelquefois un décalage
troublant où le passé semble faire irruption
dans le présent par la persistance de certains indices
ou leur récurrence. Sensations sonores accompagnées
d'une impression spatiale très proche de celles qui
affecte notre oreille dans les soirées d'été,
quand nous parviennent, par les fenêtres ouvertes, les
niveaux superposés du son démultiplié
d'un même programme diffusé par la multitude
des télévisions de tout un quartier. Un moment
seul dans cet appartement désert, plongé dans
un état second, je me suis mis alors à entendre
comme une espèce d'écho du passé les
voix, les propos, les dialogues de ceux qui en avaient été
les derniers occupants. J'ai imaginé leur vie quotidienne
dans cet univers circonscrit. Je me suis mis à reconstituer,
bribe par bribe, le fil ténu de ces existences en même
temps si exceptionnelles et si banales... Reflux à
contre-courant de quelques répliques brèves
surgissant soudain d'entre les lames du parquet, ou semblant
tomber droit du plafond. Propos tronqués lancés
d'une pièce à l'autre. Chuchotements, rires,
murmures, course effrénée d'enfants. Voix aiguë
d'une femme éructant une réprimande. Porte qui
claque. Long silence. Silence découpé avec une
minutie obsessionnelle par le tic-tac régulier d'une
pendule. Borborygmes et hoquets des tuyauteries. Restitution
de la banalité quotidienne dont l'accumulation de détails
finit par inspirer une sorte de fascination irrésistible
: restitution de la vie d'une famille. Le choc avait fait
naître cette famille. Il suffisait de lui donner un
nom : elle s'appellerait la Famille Vidéo.
A
PARTIR DE CETTE FAMILLE FICTIVE...
C'est
à partir de cette famille fictive, née de mon
imagination à la suite de ma rencontre fortuite avec
cet appartement, que s'est développée l'action
que je vais décrire ci-dessous. Cette action, à
laquelle j'attribue un caractère artistique et sociologique,
s'est déroulée en plusieurs étapes :
a)
Publication dans la presse quotidienne de Cologne d'une
série d'annonces (ces annonces apparaissent dans
le marché de l'immobilier). Elles proposent, sous
une forme insolite, la location d'un appartement. Cet appartement
est actuellement occupé par la famille Vidéo
à qui l'on peut rendre visite !
b)
Réalisation préalable de six bandes vidéo
destinées à être diffusées dans
les lieux, au jour prévu de l'action. Cinq d'entre-elles
représentent chacun des personnages de la famille.
La sixième les réunit au cours d'un repas
familial dans la cuisine.
c)
Dans chacune des pièces vides de l'appartement est
installé un équipement vidéo autonome,
soit un total de six magnétoscopes accompagnés
des moniteurs correspondants. Un moniteur supplémentaire
équipe le salon pour y diffuser en direct entre 18h
et 20h le programme de la première chaîne.
d)
Réponse systématique aux correspondances faisant
suite à l'annonce publiée dans les journaux
sous forme d'une lettre circulaire fixant à l'ensemble
des "candidats" à la location une visite le 25 juin
entre 18h et 20h précises.
e)
Expédition postale de mille invitations à
l'intention du public culturel pour le convier à
rendre visite à la Famille Vidéo. Cette visite
est proposée au titre d'une "action artistique" :
les destinataires en sont des critiques d'art, des directeurs
de galeries, des musées, des artistes, etc. Ce public
est invité dans le même tranche horaire que
ceux qui viendront pour louer effectivement l'appartement
: c'est-à-dire le 25 juin entre 18h et 20h.
f)
Au jour et aux heures fixées pour la visite, j'assure
moi-même celle-ci en accueillant à l'entrée
les visiteurs : muni d'un équipement vidéo
portatif sur lequel j'enregistre chacune des visites guidées.
Publication
de l'annonce dans la presse :
L'annonce
a été rédigée et conçue
en vue de constituer en elle-même une provocation pour
le lecteur. Elle sera publiée par les deux quotidiens
principaux de Cologne. Elle donne un descriptif des lieux,
affirme que le montant de la location s'élève
tout au plus au prix "d'un oeuf et d'une pomme", mentionne
enfin qu'il est occupé actuellement par la famille
Vidéo! La famille Vidéo, locataire des lieux,
se tient à la disposition des visiteurs, et fournira
aux intéressés, sous forme de mode d'emploi,
la recette du "parfait" bonheur familial.
L'annonce
dans un premier temps, est déposée par nos soins
par téléphone. Un quart d'heure plus tard, nous
sommes rappelés par la direction du journal. Un interlocuteur
qui se présente comme chef de publicité du groupe
de presse auquel appartient ce support nous fait savoir que
l'annonce ne pourra pas être publiée sous cette
forme rédactionnelle. Il le regrette personnellement,
bien vivement, et nous engage à en reformuler la présentation.
Poussé par la curiosité, il cherche à
en savoir plus. D'un ton mesuré et très affable,
il porte à notre connaissance quelques règles
déontologiques élémentaires qui régissent
la profession. Il tente visiblement, de percer ce qui se cache
derrière cette famille Vidéo suspecte? Mais
nous tenons bon : Nous aurons beaucoup de mal à le
rassurer, puis à le convaincre. Pour parvenir à
nos fins nous sommes obligés de déployer la
diplomatie la plus subtile. Nous lui faisons admettre, enfin,
qu'il ne s'agit là, après tout, que d'un procédé
publicitaire pour "accrocher" un peu plus "astucieusement"
le client. Un professionnel de la publicité ne peut
pas être insensible à ce type de recherche! Certes
le texte diffère quelque peu des conventions du genre,
mais il n'en reste pas moins dans le cadre d'une stricte légalité
: Cet appartement existe bien. Il est bien à louer!
Ce sont là des faits objectifs qui peuvent aisément
se vérifier. Nous nous tenons d'ailleurs à sa
disposition pour les lui faire contrôler, de visu, si
nécessaire. Après d'ultimes hésitations
notre homme capitule sous la pression de nos arguments. Ouf
! il donnera le feu vert. L'annonce sera publiée sous
la forme initiale prévue. C'est de la sorte que les
lecteurs de Cologne apprendront par lecture de la presse quotidienne,
dans les colonnes réservées au marché
de l'immobilier, l'existence de cette curieuse famille Vidéo.
200
LETTRES POUR UNE VISITE A LA FAMILLE VIDEO :
L'ensemble
des correspondances reçues faisant suite à l'annonce
posent des questions multiples sur l'état des lieux,
le prix et les conditions de location, le montant des charges,
la possibilité de visiter la famille Vidéo
essentiellement des questions d'ordre pratique, mais aussi
quelques allusions, vaguement formulées et prudentes,
sur cette famille au nom étrange... Chacune des correspondances
reçues fait l'objet, en retour, d'une circulaire plus
détaillée qui propose une visite collective
pour tous les intéressés le 25 juin entre 18h
et 20h. Sans pouvoir en tirer une quelconque conclusion il
faut remarquer que beaucoup de demandes émanent de
catégories socio-professionnelles appartenant aux milieux
de l'enseignement et à diverses professions touchant
à des formations "intellectuelles". Est-ce là
l'effet d'un pur hasard, ou le libellé de l'annonce
a-t-il pu jouer dans ce sens ? Le style du quartier n'est
sans doute pas étranger à ce type de clientèle
potentielle et il faut voir là, plus certainement,
les véritables raisons de cette détermination.
Parmi les réponses à l'annonce : un nombre appréciable
de représentants "distingués" de l'université,
quelques cadres de l'administration, trois ou quatre architectes,
quelques étudiants, des couples de jeunes mariés,
un attaché d'ambassade du Mali, un écrivain
de théâtre, et bien sûr, un bon nombre
de curieux. A cet inventaire il faut ajouter un humoriste
qui, ayant parfaitement perçu le côté
satirique de l'annonce, s'est présenté au rendez-vous
avec un "oeuf et une pomme" dans les mains...Notons enfin,
par rapport aux résultats habituels obtenus, sur les
mêmes supports de publication, le rendement quantitatif
tout à fait exceptionnel de notre annonce.
La
réalisation des bandes : les portraits de la Famille
Vidéo
La
Famille Vidéo se compose de cinq membres c'est
une famille allemande somme toute de type assez couramment
répandu : le père, la mère et les trois
enfants. Elle s'appelle Vidéo mais elle pourrait tout
aussi bien s'appeler la famille Keller, Lindenberg, ou Neumann
parce que nous sommes en Allemagne. Pour les besoins de la
démonstration critique de notre action, il était
indispensable de la présenter sous un aspect schématique,
caricatural, et stéréotypé. Chacun de
ses membres serait représenté, illustré,
personnifié, matérialisé sous forme d'un
support vidéo qui lui donnerait existence pour trente
minutes. Chacun de ses membres, au cours de la visite, occuperait
un emplacement déterminé, désigné
sur le territoire familial. L'appartement serait balisé
par ces différentes présences, relayées
par l'électronique, définissant ainsi les différentes
fonctions de l'espace communautaire en relation avec les différents
moments horaires du jour et de la nuit.
Frank
et Ulla, le père et le mère, dans leur propre
chambre, le soir à 23h. (Face à face dialogue
de deux récepteurs de télévision se renvoyant
les répliques).
Andréa,
la jeune fille de la famille, à 8h, le matin, dans
la salle de bains avant son départ pour le lycée.
Fabian,
le garçon, avec une camarade de jeux, la voisine du
dessous, dans sa chambre, à 17h.
Christine,
trois mois, le bébé de la famille hurlant à
pleins poumons, à toutes les heures du jour et de la
nuit.
Une
bande supplémentaire met en scène le repas familial
du soir en présence de tous ses membres, qui s'effectue
rituellement dans la cuisine, sur fond sonore d'assiettes,
de cuillères et de fourchettes.
Enfin,
un moniteur isolé de télévision, en fonctionnement
permanent, occupera le salon identifié à une
sorte de sixième "personnage" de la famille. L'appareil
diffuse sans interruption de 18h à 20h le programme
de la première chaîne allemande. La famille Vidéo
se retrouve réunie là comme tous les soirs à
19h30 autour de ce pôle. Dans le dispositif vidéo
mis en place il s'agira du seul appareil ne diffusant pas
une bande pré-enregistrée mais du programme
réel des émissions nationales en direct dans
le temps où elles se déroulent.
A
ce point de notre description du dispositif en place, il s'avère
utile de préciser que, dans l'appartement : la totalité
des magnétoscopes fonctionnent simultanément.
Le contenu de chaque bande ne prend sa véritable dimension
que dans la relation qu'il entretient avec celui des autres
bandes. Le dispositif doit être appréhendé
comme une totalité spatio-temporelle à l'intérieur
de laquelle la combinatoire des informations s'organise et
se désorganise en fonction du déplacement du
visiteur dans l'appartement. Ce n'est pas le "portrait" de
chacun des membres de cette famille fictive qui doit retenir
notre attention mais le système relationnel qui relie
les uns aux autres dans l'espace familial.
LE
PERE : nom : Frank Vidéo.
âge
: 39 ans
Profession
: employé dans un cabinet d'assurance.
Frank
Vidéo est passionné de football en qualité
de téléspectateur. Il boit de la bière
Wickuler. Il lit le journal Stadt-Anzeiger. Il vote régulièrement
S.P.D. Il fume le cigare dans les grandes occasions. Il possède
une voiture Opel Rekord jaune depuis trois ans. Il déteste
les Pink-Floyd mais aime le jazz New-Orléans. Il lit
cinq romans policiers par an. Il estime que les jeunes d'aujourd'hui
ont trop de liberté.
LA
MERE : nom : Ulla Vidéo née Keller
âge
: 37 ans
Profession
: mère de famille.
Protestante.
Spécialiste du gigot aux cornichons. Va deux fois par
mois chez le coiffeur. Elle vote S.P.D. comme son mari. Elle
occupe ses loisirs à la couture. Elle participe régulièrement
aux réunions des parents d'élèves à
l'école de son fils et au lycée de sa fille.
Elle est en mauvais terme avec sa voisine de palier. Estime
que son budget pour gérer le ménage est insuffisant.
Une seule passion littéraire : Pearl Buck. Téléspectatrice
acharnée de "Kuli" (Quizmaster).
ENFANT
N°1 : nom : Andréa Vidéo
âge
: 17 ans
Profession
: lycéenne.
Andréa
Vidéo est en classe terminale de secondaire. Elle porte
des jeans mais elle confectionne elle-même une partie
de ses vêtements. Elle va une fois par semaine à
la piscine. Elle passe ses vacances avec la famille sur la
Costa Brava. Elle reçoit 30 marks d'argent de poche
par mois. Elle déteste faire la vaisselle. Elle n'a
aucune idée bien arrêtée sur la sexualité.
Tous les membres de la famille lui reprochent d'occuper trop
longuement la salle de bains. Son flirt s'appelle Dieter,
il a dix neuf ans et prépare son baccalauréat.
Elle adore les Pinck-Floyd.
ENFANTS
N°2 : nom : Fabian Vidéo
âge
: 5 ans
Profession
: écolier.
Fabian
a décidé une fois pour toute de ne jamais aller
à l'école. Il se réveille la nuit parce
qu'il voit des monstres. Il possède une bicyclette,
une automobile à pédales, des patins à
roulettes, un train mécanique et un train en bois.
Son passe-temps favori : faire des grimaces à la voisine
derrière le dos de sa mère.
ENFANT
N° 3 : nom : Christine Vidéo
âge
: 3 mois
Profession
: bébé pleureur.
Doit
son existence à la suite d'un arrêt prématuré
de la pilule.
La
panneau d'affichage à l'entrée présente
également un plan coté de l'appartement, dressé
par un architecte, le texte intégral des annonces publiées
dans la presse, et la totalité des 182 réponses
que ces annonces avaient suscitées.
LA
VISITE.
Le
25 juin, à dix-huit heures moins une minute, le dispositif
complet était en place. Cela non sans mal car il avait
fallu batailler jusqu'au dernier moment pour obtenir la totalité
de l'équipement vidéo nécessaire. Détail
qui a son importance : de telles actions ne s'inscrivent nullement
dans un circuit commercial susceptible d'en assurer le financement.
Elles ne présentent aucune possibilité de rentabilisation.
Elles ne peuvent donc exister qu'à la suite d'initiatives
personnelles dont la motivation (mystère monstrueusement
"incompréhensible" pour beaucoup) se fonde sur le goût
désintéressé du jeu et la propension
vers un certain type de "recherche". L'obtention des moyens
de réalisation dans ce genre de projet, participe à
la créativité au même titre que les contenus
et les résultats formels proposés en fin de
course au public. Pour les artistes contemporains dont les
formes de création s'éloignent des techniques
traditionnelles pour recourir aux nouveaux médias dans
la tentative de nouer un autre type de relation avec le monde
qui les entoure, la résistance est moins souvent celle
du matériau inerte que celle des structures économico-sociales
auxquelles ils sont confrontés. Cet état de
fait exige d'autres pratiques, aujourd'hui, que quelques artistes
essayent d'élaborer dans le cadre d'une activité
qu'ils ont défini sous le nom "d'Art Sociologique".
Disposer pour une durée donnée de sept moniteurs()
à Cologne, comme à Paris, sans devoir régler
le montant de location à la firme qui les fournit,
constitue pour l'artiste une sorte "d'oeuvre d'art" qui exige
non seulement beaucoup de persévérance et de
dépense d'énergie, mais encore pas mal d'invention
et de créativité ! Cela explique notre difficulté
permanente, dans de telles conditions de réalisation,
pour mener à bien nos actions. Miraculeusement tout
était prêt.
Le
premier coup de sonnette me tire de mon attente. Je me précipite
sur l'interphone et appuie sur le bouton qui commande l'ouverture
de la porte d'entrée. J'indique brièvement qu'il
faut monter au troisième étage : c'est là
qu'habite la famille Vidéo. Je saisis mon équipement
que je cale sur mon épaule. Je me poste sur le palier
en haut de l'escalier. Mon amie allemande me rejoint et se
place légèrement en retrait pour servir d'interprète
en cas de besoin. Ils sont deux à gravir avec circonspection
les dernières marches. Elle est brune avec des cheveux
curieusement tirebouchonnés. Il est blond, la dépasse
de deux têtes au moins, et arbore une cravate bleu électrique
qui tranche sur son costume sombre. C'est sans nul doute un
couple d'universitaires, me dis-je en les ajustant dans l'oeilleton
de ma caméra Sony. C'est lui qui parle le premier :
"ils viennent pour l'appartement". J'appuie sur la gachette
de mon portapak. Je les prie de pénétrer. Je
m'efface sur leur passage. Je les encourage à avancer
d'un geste de la main restée libre. Ils obtempèrent
après m'avoir lancé un regard gêné.
Toutes les télévisions fonctionnent maintenant
dans l'appartement et tissent un fond sonore qui accrédite
l'idée que toute une famille occupe les lieux. Au passage,
ils jettent un oeil sur le panneau d'information mais sans
s'y arrêter.
UN
GRAND ECLAT DE RIRE :
Je
les précède maintenant dans le couloir, avançant
à reculons pour les tenir dans le champ de ma vidéo.
Nous sommes à l'entrée de la première
pièce : la cuisine. Elle s'ouvre directement sur notre
droite. J'attire leur attention sur une affichette apposée
contre le montant extérieur de la porte :
Cuisine
: il est19 h, la famille Vidéo est réunie autour
du repas familial.
Ils
échangent un regard furtif et s'avancent tous les deux
au centre de la pièce. Posé à même
le sol, le téléviseur recrée l'ambiance
du repas familial. Les mains croisées derrière
le dos, il esquisse un sourire amusé. Le visage figé,
droite sur ses talons, elle reste plantée là,
immobile, devant les images floues qui défilent sur
l'écran, ponctuées par des tintements de vaisselle.
Il me dit quelque chose en allemand que je ne comprend pas.
Je lui souris à mon tour alors que mon amie, qui nous
a suivi, lui répond avec un certain empressement qui
se prolonge par un éclat de rire. La glace est rompue
: je les invite à poursuivre la visite. Nous sommes
de nouveau dans le couloir. Toujours sur la droite, la seconde
pièce. Nous nous arrêtons devant la porte. L'affichage
épinglée mentionne cette fois :
Chambre
des parents : il est 23 h. Frank et Ulla en conversation s'apprêtent
à se coucher.
Sur
le sol deux téléviseurs se font face : Ulla,
sur la CVM-90, et Frank, sur un plus gros modèle, échangent
de part et d'autre, des propos peu amènes. Elle lui
reproche violemment d'avoir toujours son nez plongé
dans le journal alors qu'elle s'efforce en vain de l'entretenir
de l'avenir des enfants. Il allume placidement une cigarette.
Il en tire la première bouffée. Il se met à
tousser pendant deux minutes trente-cinq secondes sans pouvoir
reprendre le souffle. Elle profite d'une brève accalmie
pour lui jeter à la tête, exaspérée
: "qu'il fume beaucoup trop!" Elle allume à son tour
une cigarette. Maintenant, peut être, il la prend par
le bras. Ce n'est qu'une hypothèse car l'image en vérité
est trop sombre. Il lui parle d'une voix très basse.
Le ton se veut conciliant. Il connaît bien se femme.
Seules des ombres courent sur la surface de l'écran,
traversé quelquefois par un éclat plus clair
: la bordure du drap. Ils tombent d'accord : ils placeront
leurs économies en achetant des actions communales.
Nous
passons dans la pièce suivante :
Chambre
de Fabian. 17h. Il joue avec sa petite voisine.
Nous
sommes accueillis par des cris stridents d'indiens qui alternent
avec des bruits divers, malaisés à déterminer.
Là encore, un téléviseur sur le sol,
au milieu de l'espace vide. Les cris d'indiens se font de
plus en plus stridents et couvrent maintenant les pleurs du
bébé qui émanent de la chambre voisine.
Celle
de Christine, mentionne l'affichette, n'importe quelle heure
du jour et de la nuit.
La
vidéo pleure inlassablement tandis que de vagues formes
de layettes agitent la surface bombée du récepteur.
Nos deux visiteurs se regardent d'un oeil attendri et complice
comme dans une sorte de communication anticipatrice. Elle
a souri pour la première fois avec un mouvement de
la tête qui a mis en branle l'édifice entier
de ses frisettes noires dans un frémissement comique.
Je les entraîne dans la salle de bains.
Salle
de bains. 8h. Andréa prend sa douche avant le départ
pour le lycée.
L'eau
coule en cascade. Andréa chantonne les lèvres
fermées sur un rythme qui s'adapte aux allées
et venues de la savonnette sur son corps. La lumière
bleutée de la télévision se réfléchit
dans le miroir au-dessus du lavabo. L'écran laisse
entrevoir par moments, d'une façon fugitive dans un
brouillard d'électrons la forme supposée d'une
main, la ligne d'une épaule ou d'une hanche. Véritable
épreuve imposée à notre "voyeurisme"
par une image électronique de mauvaise définition
qui plonge le spectateur (téléspectateur) dans
un sentiment de frustration permanent, le conduisant à
subir le supplice jusqu'à son terme; c'est-à-dire
jusqu'à la phase ultime de la bande, dans l'espoir
toujours déçu d'une mise au point de l'image.
Pour
gagner la partie encore inexplorée de l'appartement
nous sommes contraints d'emprunter le long couloir par lequel
nous sommes venus, en sens inverse. Au passage je désigne
l'emplacement des toilettes : un petit réduit étroit
avec une fenêtre haute. Réduit dans lequel nous
avions renoncé à installer une technologie trop
avancée dont la présence sophistiquée
aurait pu être interprétée, en ces lieux,
comme une offense au bon goût. Ayant saisi mon indication
avec une seconde de retard, lâchant le bras de sa compagne,
il revient prestement sur ses pas, jetant un regard inquisiteur
par la porte entrebâillée. Apparemment satisfait,
il nous rejoint en deux longues enjambées. Je les pousse
maintenant tous les deux vers le salon.
La
présence unique du téléviseur semble
encore plus incongrue dans cette pièce plus vaste.
Le
salon. 19h30.
La
famille au complet regarde la première chaîne.
Ici
les images sont nettes, claires et lisibles. Il s'agit d'un
dessin animé américain : un énorme chien,
bête et méchant, s'essouffle en tous sens sur
l'écran, persécuté par un chat faussement
innocent qu'il essaye vainement de neutraliser. Etant donné
la fascination de mes visiteurs devant le spectacle, je pense
qu'ils ont complètement oublié l'objet de leur
visite et qu'ils vont maintenant s'installer là, pour
"consommer" le programme jusqu'au mot : End. C'est elle qui
prendra, la première, conscience de cette situation
en appuyant par deux fois discrètement sur le bras
de son compagnon : le géant blond. Je demande si l'appartement
leur plaît : "Oui, oui, il est bien." Au long silence
embarrassé de la visite fait soudain suite un flot
de paroles. Sorte de rituel social et verbal pour conjurer
l'angoisse du silence. Par salves continues, ils posent ensemble
des séries de questions, sans attendre la fin des réponses.
Je suis littéralement submergé. Mon amie vole
à mon secours et satisfait à leur curiosité
point par point. Entre-temps elle a tenté de faire
patienter dans l'entrée ceux qui se pressent pour la
visite et dont le nombre devient sans cesse croissant. La
sonnerie de la porte de l'immeuble retentit sans arrêt.
Réajustant la vidéo sur mon épaule je
vais à leur rencontre.
ILS
ENVAHISSENT L'APPARTEMENT :
"A
qui le tour ?"
La
visite recommence avec le couple suivant. Bientôt il
sera impossible de contenir le flot des visiteurs sur le palier.
Ils envahissent l'appartement. Prennent possession du terrain.
Organisent le ratissage systématique du territoire
vidéo. Des hordes entières déambulent
d'une pièce à l'autre. On échange ses
impressions. On s'interpelle joyeusement, on s'esclaffe bruyamment.
On s'assoit, ici ou là, en tailleur, devant les téléviseurs
par groupes de deux ou de trois. On engage des conversations
avec ses voisins. Les dialogues deviennent quelquefois véhéments,
entrecoupés d'énormes éclats de rires
comme seuls des allemands savent les extérioriser.
En moins de deux heures, deux cent trente personnes défilent
ainsi : au 27 Vorgebirgstrasse. Deux cent trente personnes
qui arpenteront en tous sens l'appartement vidéo, découvrant,
un peu déçues, que finalement cette famille
n'a rien d'exceptionnel, tant elle ressemble à la leur...
Public
: mélangé, hétérogène,
hétéroclite, dont il est difficile d'établir
un décompte précis permettant de faire la ventilation
entre ceux qui sont venus pour louer un appartement, ceux
qui se sont uniquement déplacés pour assister
à une "performance" d'artiste, et les curieux.
QUEL
EST LE SENS D'UNE TELLE EXPERIENCE ?
Quels
en sont les intentions, les buts, les enseignements ?
En
quoi une telle action, comme nous avons tenté de la
décrire dans les lignes précédentes,
peut-elle s'inscrire dans le cadre d'une démarche artistique
? Où est l'art là-dedans ? Comment peut-elle,
d'une façon justifiable, être engagée,
réalisée et offerte sous l'étiquette
et la caution du label art ? Que signifie, aujourd'hui;, le
mot art ? La crise de la société, ses mutations,
l'apparition de nouvelles techniques, le remise en question
du fait visuel, le dépérissement des dogmes
esthétiques contribuent à disqualifier définitivement
les genres d'expression traditionnels en même temps
que s'amorce un mouvement de bascule vers l'horizon des sciences
humaines. La peinture de chevalet n'en finit pas d'agoniser.
Les arts plastiques se trouvent contestés par leur
incapacité à répondre aux nouvelles exigences
de notre temps. Nous assistons à un changement profond
de la nature constitutive de l'art. Le problème aujourd'hui
pour l'artiste ne se pose plus en termes de représentation
formelle (Que représenter ? Comment le représenter
?), mais comment favoriser la réflexion, activer la
communication, provoquer une prise de conscience ? L'acte
artistique est conçu comme une provocation destinée
à créer un questionnement. Ce questionnement
ne doit pas se limiter à la remise en cause de l'art
mais doit viser à un analyse critique de la société
par une pratique sociale et sociologique interventionniste.
___________________________________________________________________
L'ART
SOCIOLOGIQUE :
Par
rapport au concept traditionnel d'art, il introduit une rupture
décisive dans la mesure où il présente,
en quelque sorte, le "fait social" comme "oeuvre d'art". Son
activité, ne vise plus à la production répétitive
d'objets offerts à la consommation passive mais à
la création d'événements sociaux. L'art
sociologique s'appuie et se nourrit d'une réalité
sociale dans laquelle il intervient comme agent de rupture.
La communication avec le public ne s'exerce plus dans un sens
unilatéral en termes de "savoir" et de "pouvoir" mais
dans une attitude dialoguée, où la ségrégation
de fait entre "ceux qui savent" et "les autres" s'évanouit.
Enfin l'art sociologique vise à créer des champs
de conscience, à démystifier les idéologies,
à obtenir des changements de comportements, cela par
une pratique socio-critique faisant appel à de nouveaux
modes d'action. Nouvelle conception de l'art reliée
directement à la vie, à l'environnement, au
quotidien. En bref : la pratique de l'art sociologique substitue
aux finalités affirmatives et esthétiques traditionnelles
des objectifs liés à la transformation des attitudes
idéologiques, dans la perspective d'une prise de conscience
de l'aliénation sociale. Son action méthodologique
s'applique d'une façon suivie à la mise en place
de dispositifs de déviance. Son champ d'action, comme
aussi bien son matériau, sont la société
elle-même.
La
réorganisation dans une combinatoire déviante
d'éléments culturels, réels, entraîne
la remise en question de leur logique sociale. L'art sociologique
dans ce but, pratique le détournement ou le parasitage
des circuits de communication en y introduisant des éléments
étrangers qui, en perturbant leur fonctionnement normal,
provoquent le questionnement qu'il recherche. Il s'applique
à mettre en place des institutions utopiques dont la
juxtaposition à des institutions réelles provoque
par cette mise en parallèle la parodie des secondes
et leur remise en cause.
Nous
constatons que l'art sociologique peut se manifester sous
des formes très diverses sans privilégier une
technique particulière ou un support unique.
Cette
manifestation visait plusieurs objectifs :
1°
La remise en cause de la notion d'oeuvre au sens traditionnel
et celle des circuits culturels.
La
réalisation même de cette action contribuait
déjà à affirmer par son existence concrète
l'indépendance, et l'autonomie de l'artiste, vis-à-vis
du système culturel en place système
auquel il est toujours obligé de se soumettre s'il
désire communiquer son travail, système par
lequel il est nécessairement contraint de passer quand
il désire aller à la rencontre du public. Avec
la mise en place d'un dispositif tel que celui de la famille
Vidéo, les données du problème se trouvent
modifiées radicalement. L'artiste crée son propre
support de création et son propre circuit de diffusion.
Il administre ainsi la preuve que l'acte artistique peut se
passer très bien aujourd'hui du musée, de la
galerie, voire du critique.() Comme c'est l'exemple avec cette
expérience : l'art peut maintenant, tout bêtement,
transiter par la petite annonce et se faire véhiculer
par le marché de l'immobilier. L'utilisation de tels
canaux et leur accès, à partir du moment où
elle se généraliserait, remet en question bien
entendu le circuit de distribution culturel sous sa forme
actuelle et son monopole. Il faut que l'artiste prenne enfin
conscience du champ d'investigation illimité que le
monde moderne offre à son expérimentation, à
sa créativité, à son imagination. Il
faut qu'il prenne conscience de l'extraordinaire diversité
et richesse des instruments, des outils, des médias,
des techniques que ce monde met à sa disposition. Il
faut qu'il regarde autour de lui. Il faut qu'il secoue l'aliénation
dans laquelle le maintiennent un retranchement prudent derrière
des techniques anachroniques et une conception attardée
de l'art. Il faut enfin qu'il échappe à l'emprise,
aux codes des circuits officiels de l'art qui sont déjà
définitivement condamnés. Entre la soumission
au passé et l'ouverture sur l'inconnu, il doit choisir
sans hésiter l'inconnu. C'est à ce titre, et
à ce titre seulement, qu'il méritera le nom
de créateur. La famille Vidéo s'inscrit comme
une tentative d'action artistique nouvelle, engagée
dans ce sens. Non sans une malicieuse provocation, elle en
annonçait la couleur dans l'invitation adressée
aux musées, aux galeries, aux institutions culturelles
de toutes sortes, en précisant : aujourd'hui l'art
se passe de vous !
L'un
des buts de cette expérience était donc la démonstration
pratique tendant à prouver, par un exemple concret,
que l'action artistique, l'art, peuvent échapper à
la tutelle sclérosante des circuits et des lieux officiels
de la culture. Que l'art peut échapper à l'art.
Que l'art peut se "matérialiser" de façon tangible
et réel dans le tissus social. Un art "vivant" en prise
directe sur la vie. Un art mis en oeuvre à l'aide de
modalités différentes permettant de mordre sur
un public différent, en passant par des canaux différents.
Un art, enfin, qui propose le dialogue.
2°
Marché de l'immobilier et mise en présence de
publics différents.
A
travers le prétexte de l'art, notre second objectif
consistait à créer un événement
support d'une réflexion. Réflexion sur le marché
de l'immobilier avec la participation de ceux-là même
qui s'y trouvent confrontés : réflexion critique,
qui prenait en charge les données sociologiques de
ce marché, en ce mois de juin 1976, dans une ville
allemande de première importance. Dans le jeu institué
par la famille Vidéo il y a la volonté délibérée
d'entretenir toujours une certaine ambiguïté.
Dans cette action "composite", l'idée d'art est destinée
à perturber celle d'immobilier, et l'idée d'immobilier
celle de l'art. Notre intention visait à transformer
un appartement désert en un lieu de débat et
d'échanges. Pour cela, favoriser la rencontre d'un
certain nombre de personnes concernées par le problème,
au premier chef, puisqu'elles partageaient toutes en commun
la préoccupation de se loger ! Transformer donc, si
jamais c'était possible, le lieu de cet appartement
à louer, en forum, sur les problèmes relatifs
à l'habitat ! Il est bien connu que les candidats à
la location d'un appartement sont toujours négociés
séparément par les agences. En tout état
de cause ils ne peuvent jamais pratiquer un échange
d'informations. Le but des agences est clair : il s'agit de
cloisonner rigoureusement l'information afin que les "affaires"
ne leur échappent pas. Il s'agit, aussi, de ne pas
favoriser la constitution d'un front commun des "consommateurs"
: toujours "dangereux"!
En
bouleversant les règles du jeu social et professionnel
habituel il était intéressant de mettre ces
"consommateurs" en présence, et d'étudier les
développements qui surviendraient. Là-dessus,
il était tout aussi intéressant de faire débarquer
quelques "consommateurs" d'art et d'observer ce qui se passerait
alors. Très rapidement les visiteurs en quête
d'un appartement à louer s'identifièrent deux
par deux, puis en groupe : ils se mirent à discuter.
Bien sûr, la présentation de l'appartement sortait
de l'ordinaire avec ces appareils de télévision,
mais en réalité la famille Vidéo, en
elle-même, les intéressait assez peu. Préoccupés
par leur problème spécifique de logement, c'est
autour de lui que s'organisaient les informations, que s'échangeaient
les idées. Conversations animées où chacun,
à sa manière, recommençait le procès
de tous les propriétaires et des agents immobiliers...
Chacun ravi d'avoir enfin un auditoire devant lequel exprimer
ses problèmes pour s'en soulager. Chacun, dans un élan
spontané, livrant à l'assistance le fruit de
sa propre expérience, ses déboires, ses espoirs.
Exprimant son opinion, communiquant quelques adresses utiles,
immédiatement griffonnées au dos d'une enveloppe
ou au revers d'un journal. On se mettait en garde, mutuellement,
contre certaines pratiques dont on avait été
la "victime" de la part d'officines douteuses. Coïncidence
: l'on se retrouvait soudain, avec une explosion de joie,
pour avoir visité le même appartement à
deux jours d'intervalle ! Confrontation des points de vue.
Evaluation des avantages et des inconvénients. Mais
toujours la même conclusion : beaucoup trop cher ! Peu
à peu la conversation devenait plus générale.
Le cercle s'élargissait à de nouveaux arrivants.
Ulla Vidéo criant trop fort sur son moniteur dans la
pièce voisine, on me demanda s'il était possible
de réduire la puissance du récepteur. On ne
s'entendait plus parler ! Les visiteurs qui débarquaient
venaient s'agglutiner immédiatement à la discussion.
Quelques artistes (facilement identifiables par leur tenue
vestimentaire) avaient réussi à s'infiltrer
jusqu'au premier rang. Quelques "notables" de l'art que je
reconnaissais gravitaient à la périphérie,
un sourire amusé au bord des lèvres, en observateurs
avisés. (Wulf Herzogenrath, François Friedrich,
Jurgen Klauss...)
Que
pensez-vous de l'art ? lança quelqu'un. Comment êtes-vous
logé ? Dialogue de sourds. Cependant peu à peu
quelques échanges croisés entre l'art et l'immobilier
s'établissaient par-dessus les têtes. Pendant
ce temps-là, dans le fond de l'appartement, la famille
Vidéo, par électronique interposée, continuait
à dévider sa litanie, offrant l'expression suprême
d'un bonheur parfait et absurde.
3°
Coup de projecteur sur l'institution familiale.
Enfin,
ce que proposait cette action était un regard sur l'institution
familiale elle-même : comment la cellule nucléaire,
base de notre société, repliée sur le
territoire de l'appartement, résiste ou évolue
en fonction de la pression du monde extérieur. Comment
elle a introduit en son sein, cheval de Troie des temps modernes,
l'objet télévision qui va déverser sur
elle le flot dévasteur des bouleversements qui secouent
le monde. Comment les massacres de toutes sortes, les accidents,
les guerres, les catastrophes, de la terre entière,
vont venir se répandre sur la table familiale à
l'heure des repas. Comment enfin, bombardée par cette
multitude d'informations, elle va les digérer et, en
les digérant, se transformer. Regard critique suggéré
et soutenu par le dispositif technique mis en place, dans
une mise en scène parodique, robotisée, déshumanisée.
A chaque membre de la famille se substitue son double : son
double technologique. La charge de personnalisation qui est
affectée à l'objet télévision
se fait au détriment de l'individu qu'il représente.
Qui se trouve ainsi, après transfert, dépossédé
d'une partie de lui-même au bénéfice de
la "machine".
ON
A TROQUE GRAND-PERE CONTRE LA TELEVISION.
Par
une sorte de mimétisme inquiétant, même
si nous n'en sommes pas toujours conscients, nous finissons
tous par avoir une "tête de télévision",
ce qui fait dire aux autres que nous avons conservé
"un air de famille". Mais la famille d'hier ressemble-t-elle
à la famille d'aujourd'hui ? C'est là qu'intervient
notre questionnement, c'est là que notre question est
mise en forme, non pas sous la forme classique d'une question
: mais dans un dispositif de questionnement que j'appelle
: famille Vidéo.
Il
est vrai que la famille a perdu sa substance traditionnelle
et qu'elle se trouve aujourd'hui, dépossédée
chaque jour davantage de ses fonctions, qui sont prises en
charge par les organismes sociaux. Les sondages, donnent cependant
des résultats optimistes : la famille se transforme
sous les coups mais elle résiste vaillamment ! Elle
change seulement ses meubles : en troquant grand-père
contre la télévision. Hier elle s'appuyait sur
une organisation patriarcale. Elle s'organisait, et se resserrait,
au coude à coude, autour de l'ancêtre pour bénéficier
de son expérience. Aujourd'hui grand-père est
tôt expédié à l'asile pour être
remplacé avantageusement par le meuble électronique.
Les moeurs changent et la famille aussi.
DEVENIR
"SUJETS-ACTEURS" :
Une
action comme celle que nous avons tenté avec la famille
Vidéo à Cologne s'efforce de mettre en évidence
et en relation les processus de transformation de notre société
: transformations techniques, transformations économiques,
transformations des modes de vie, transformations des pratiques,
des moeurs, des désirs, des valeurs, etc...Transformation
de l'art.
Elle
nous propose de devenir "sujets-acteurs" dans une société
qui nous relègue généralement à
l'unique statut de consommateur. Si les individus arrivent
à se représenter leur place, à distinguer
entre leurs propres besoins et ceux qui leurs sont artificiellement
imposés par le système, ils pourront alors intervenir
différemment dans leur travail, dans leurs loisirs
et accéder à un mode de vie leur donnant une
chance plus grande d'accomplissement personnel. Les types
d'actions que nous essayons de réaliser, que ce soit
la famille Vidéo, la Biennale de l'an 2000, Vidéo
troisième âge, le Blanc envahit la ville, Archéologie
de la rue Guénéguad, mettent en jeu toutes sortes
de processus : rapports entre les conditions de vie, les pratiques
et les représentations, le jeu des intérêts
et des besoins, le rôle des symboles et de l'imaginaire.
Ces actions mettent en évidence les conflits entre
société codifiée et culture vécue
et, en les exacerbant, propose, à l'individu comme
au groupe, de refuser la simple reproduction des rapports
existants. Cette forme d'art, (l'art sociologique), se situe
au niveau de la vie quotidienne, au niveau du vécu
dans lequel il plonge ses racines. Son terrain d'action et
de virtualisation est quelquefois le musée, le lieu
culturel, mais plus souvent encore la rue, le lieu de travail,
ou... un appartement en location ! Cette forme d'art (même
si elle est récusée en tant que tel) veut en
finir avec les distinctions rigides entre créateurs
et spectateurs. Elle invite à la prise en charge, par
les intéressés eux-mêmes, des outils de
création et des équipements afin de permettre
une expression directe dans tous les domaines d'existence.
Il y a sans doute de multiples façons d'aborder l'expérience
de la famille Vidéo, de la percevoir, de la juger.
Mais qu'on ne se méprenne pas : malgré les apparences,
elle n'est pas seulement un jeu de provocation amusant et
curieux dû au caprice "sophistiqué" d'un "artiste".
La famille Vidéo se veut une sorte de modèle
opératoire expérimental pour l'art de demain
mais aussi pour autre chose. Cette autre chose reste à
définir, certes. Cette provocation débouche
sur une réflexion qui tente de faire comprendre à
chacun de nous le filet de relations dans lequel tout individu
social est enserré, étroitement retenu. C'est
à partir de ce point de conscience que nous pourrons,
nous échapper par les mailles du filet...
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