Les
espaces multiples de Fred Forest
Jean
DEVEZE ( Paris, juillet 1994 )
Professeur
en Sciences de l'Information et de la Communication
Non
seulement Fred Forest habite des espaces multiples mais il
les hante. Il n'est pas forcément là où
on le croit et quand il n'y est déjà plus, il
laisse quelque chose de lui, derrière lui. C'est qu'il
court l'artiste de la communication, de connexions en réseaux,
et s'arrange toujours pour nous surprendre en étant
à côté, ailleurs, où on ne l'attend
pas.
Son
travail s'inscrit, à l'évidence, dans l'espace
social. Il en parle avec des mots de paysan dont la justesse
frappe : " j'ai toujours considéré
que le terrain de l'activité sociale était le
champ naturel de ma pratique artistique " (1). Mais
cette pratique elle-même s'inscrit dans un rapport à
l'espace matériel (tout comme à la dimension
temporelle) qui est toujours présent, prégnant.
" L'espace sociologique " évoqué
par Frank Popper (2) est tiré par Fred Forest vers
une forme plus abstraite qu'il définit comme " l'espace
de la communication sociale ", " l'espace
de médiatisation ", " sorte de
surface arrachée au néant par les technologies
de communication comme les polders l'étaient sur la
mer ". Toujours les métaphores agraires
avant d'affirmer avec force : " les artistes
ont sans doute de quoi défricher dans cet espace vierge
pour eux. " (3)
La
netteté du langage et la richesse du vocabulaire terrien,
tout comme la primauté que Forest revendique pour la
pratique, indiquent bien que celui-ci s'est forgé,
et sans doute dès sa petite enfance, une représentation
de l'espace et du temps physiques qu'il n'a cessé d'affiner
et d'enrichir depuis. Son uvre recèle une idéologie
de l'espace et du temps originale et personnelle.
L'ESPACE
À CONQUÉRIR
L'espace
est d'abord lieu de parcours, d'exploration, de découverte.
Tel Alexandre ou Gengis Khan, Forest aspire à être
partout. Son rêve d'ubiquité est flagrant, et
les technologies de communication sont par ses soins, asservies
à cette volonté de présence à
distance qui lui permet de faire éclater les dimensions
physiques de l'espace limité ou contraint où
il se trouve concrètement : l'atelier, le territoire
ou une galerie. À défaut d'ubiquité physique,
il pratique l'ubiquité partielle à coup de téléphone,
de radio, de télévision et de satellites
Déjà,
en 1973, il fait entrer la rue Guénégaud dans
la galerie Germain et donne à voir l'intérieur
de la galerie à ceux qui passent dans la rue. Il s'agit
alors de " réinventer " l'espace
de la rue suivant une configuration nouvelle, de faire en
sorte que la rue traverse la galerie, et les passants aussi.
Puis de mettre la galerie dans la rue. " Le dehors
mis dedans, le dedans mis dehors ! Le tour est joué.
Le gant alternativement retourné, l'espace aboli, le
temps irrémédiablement perturbé. "
(4)
Quelques
mois plus tard à São Paulo, avec ses amis, sous
le titre " Le Blanc envahit la ville ",
il promène trois heures durant, dans le centre, dix
" espaces " blancs ; des panneaux
qui mobilisent les médias et lui valent les attentions
de la police. Il organise une promenade " esthético-sociologique "
à Brooklyn, quartier périphérique de
São Paulo, entraînant les visiteurs du Musée
d'Art contemporain " dans une expédition
du genre ethnographique ".(5) Une fois encore, la
promenade est investigation, exploration et découverte
d'un environnement. L'il de l'artiste traque le signe
dans cet environnement, et le sens sous ce signe.
En
même temps, Forest met en uvre, autour de la promenade
sociologique, un autre mode d'appréhension de l'espace :
il s'agit d'un espace organisé, distribué, géométrique.
En effet, les trente " promeneurs sociologiques "
étaient venus " à l'heure indiquée,
au musée, prendre possession de leur tabouret. Les
tabourets avaient été rassemblés dans
un espace délimité au sol par un rectangle de
peinture blanche. Cet espace était conçu de
façon à laisser apparaître une sorte d'organisation,
de mise en scène (
). Chaque tabouret après
son " périple " touristique réintégrerait
dans le musée la place qui lui était dévolue. "
(6)
À
ce stade, il n'est pas inutile de rappeler son action la " La
Bourse de lImaginaire " en 1982 au Centre
Georges Pompidou ; et les interminables démêlés
de l'artiste avec la direction de Beaubourg qui ont transformé
en épopée la conquête d'un espace de 300
m2, clos, pendant trois semaines. Rappelons pour mémoire
qu'initialement Forest n'a rien demandé et que c'est
Beaubourg qui est venu le chercher avec une idée fixe :
remplir le " trou central ". Une gestation
de trois ans va transformer ce trou beaubourgeois en ombilic
communicationnel dont l'auteur définit ainsi les objectifs :
utiliser " l'espace institutionnel du Centre Georges
Pompidou comme un lieu d'échanges et d'animation. Les
instruments de la communication sont érigés
sur place dans une mise en scène qui " spectacularise "
lévénement. L'espace est organisé
sur sa partie centrale comme un lieu dinteraction avec
le public présent ou à distance, et sa périphérie
comme lieu de présentation des productions-réponses
générées par ce dernier. "
(7) On constate déjà à cette époque
combien le concept dinteractivité lui est propre,
ainsi que la mise en scène des moyens de communication,
avec la réalisation dun plateau danimation
semblable en tous points à celui dun studio de
télévision.
Cette
conquête visant à abolir l'espace géographique
se poursuit au cours de l'hiver 1983-1984 au Musée
d'Art Moderne de la ville de Paris, à Electra, où
Forest présente " l'Espace communicant ",
réseau multiplex associant téléphones,
minitels et répondeurs téléphoniques
branchés sur le réseau téléphonique
mondial. Il ouvre un dialogue téléphonique interactif
et donne une substance au concept macluhanien de " village
global ". Quant à l'organisation de l'espace
physique du dispositif au Musée, elle se caractérise
une fois de plus par un souci de clarté et de rigueur
qui en fait une sorte d'abstraction techno-géométrique :
consoles et postes téléphoniques alignés,
batteries de répondeurs en parallèle, ordonnancement
rectangulaire de l'ensemble. Intention clairement exprimé
ici, une fois de plus par lartiste, de mise en scène
des outils de la communication, pour souligner tout le parti
pris esthétique quil entend en tirer.
L'aboutissement
très provisoire de cette démarche où
l'espace est un objet à conquérir se retrouve
encore dans la " sculpture planétaire "
construite téléphoniquement autour de la surface
du globe par Forest et quelques-uns de ses amis au cours de
la F.I.A.C. 85 au Grand Palais à Paris. L'ambitieux
projet qui consiste à faire circuler de façon
successive, de point en point, un message autour de la planète
manifeste la capacité de conquérir, ne fut-ce
qu'un instant, telle ou telle partie de l'énorme et
complexe réseau mondial de communication, sans en faire
l'inventaire détaillé. Peu importe que le message
emprunte des câbles ou des faisceaux hertziens, qu'il
transite par des voies sous-marines ou des satellites de communication-relais.
L'essentiel est que le message soit bouclé et, parti
du Grand Palais, y revienne. Cette dernière démarche
prolonge celle d'Electra et lui est symétrique. Le
contenant (le réseau) prime sur le contenu (bla bla
bla bla bla !), l'essentiel étant d'être
branché (sur) dans le réseau. La " sculpture
planétaire " maintient ce point de vue, à
ceci près que le réseau ressemble à une
" boîte noire ". L'essentiel alors
est la continuité du réseau lui-même,
qui assure la conquête de l'espace et ouvre l'accès
à l'ubiquité. À cet instant fascinant
se pose, inévitablement, cette question : y a-t-il
du démiurge en cet homme ?
L'ESPACE
À REMPLIR : LE VIDE EST UNE INJURE !
Comme
Jean Duvignaud l'a noté avec pertinence, Fred Forest
" utilise le vide ". À titre d'appel,
de stimulation, d'invite ou de provocation. Car " le
vide est une injure ! " (8) Duvignaud a connu
Forest " au moment où il venait d'acheter
un morceau de page blanche dans Le Monde. Acheter une zone
vide, comparable aux taches blanches des vieilles cartes de
géographie - terra incognita -, voilà qui appelle
réflexion. Forest demandait aux lecteurs d'emplir ce
blanc. Avec des mots, des dessins, des fantasmes. "(8)
On sait que cette " uvre de ]50 cm2 de papier
journal ", parue le 12 janvier 1972, lui valut de
recevoir 800 réponses, soit de quoi faire une mosaïque
de 12 m2. Jean Duvignaud fit remarquer à Forest que
les gens répondaient par horreur du vide, que notre
société du spectacle était une civilisation
du " plein ". Et que le vide gênait.
De
fait, je soupçonne l'homme de ne promouvoir le vide
que parce qu'il suscite, nolens volens, au mieux l'occupation,
au pire le remplissage.
Je
serais tenté d'évoquer, à son sujet,
le syndrome de Mascara. J'ai déjà eu l'occasion
de signaler les références de Fred Forest à
la terre lorsqu'il évoque l'espace ou les espaces.
Or l'espace géographique de ses origines, Mascara (
Algérie ), est celui du vignoble. Son modèle
implicite d'occupation de l'espace est celui du vigneron,
le clos, où chaque pouce de terrain conquis reçoit
en dotation un pied de vigne. Cela explique sans doute la
propension de Fred à emplir - ou mieux encore à
faire remplir - les espaces vides qu'il découvre ou
qu'il crée de toutes pièces.
À
Tours, en 1969, il s'éprend d'une église gothique
désaffectée, devenue galerie Sainte Croix et
n'a de cesse d'y créer un environnement nouveau, d'en
faire un lieu de rencontre, de débat, une tribune.
Son art est certes d'emplir l'espace, mais pas n'importe comment.
Il cultive l'art du décalage, télescopant allègrement
le contenant et le contenu. De la chapelle gothique aux voûtes
sublimes, il fait un espace vidéo, informatique, y
montre des maquettes de satellites, des consoles techniques.
Il s'empare d'un lieu et en fait un autre. Il joue du contraste
formel du gothique et du technologique.
Le
26 octobre 1977, pour une somme modique, il investit le luxueux
salon des Ambassadeurs de l'Hôtel Crillon pour procéder
à " la parodie d'un rituel à l'échelle
des structures juridiques, des codes culturels, des mécanismes
et des systèmes d'information. " (9) Il s'agit
de l'ouverture officielle des plis de soumission parvenus
en réponse à l'appel d'offres international,
lancé en Europe par Le Monde et le Frankfurter Allgemeine
Zeitung pour la vente d'un m2 artistique. Là encore,
en choisissant un palace prestigieux pour mettre à
l'épreuve et à la question le fonctionnement
du marché de l'art, il manifeste son souci d'occuper
l'espace de manière totalement nouvelle. Il s'en est
lui-même très bien expliqué : " une
des particularités de l'Art Sociologique tient dans
la volonté de ses protagonistes de se manifester dans
d'autres lieux que les lieux culturels reconnus. Lieux de
la réalité sociale et du quotidien qui deviennent
soudain champs d'expérience ouverts à tous les
possibles. Lieux dont le fonctionnement et la destination
habituels se trouvent brutalement détournés.
" (10)
MONTRER
LE VIDE
En
juin 1976, à Cologne, Fred Forest expérimente
dans un appartement vide, en instance de location, qui inspire
à l'artiste une réflexion : dans le type de
concentration urbaine qu'offre la société, l'espace
constitue en lui-même le véritable luxe de l'individu.
Cet appartement, il va, non le remplir, mais le peupler (
comme tout conquérant découvrant une terre vierge
) : il y loge une famille allemande parfaitement contemporaine
et banale qu'il invente pour sa démonstration. Seul
décalage qu'il s'autorise: c'est la famille VIDÉO.
Comme son nom l'indique, cette occupation familiale de l'espace
est d'abord vidéographique, avant d'organiser la visite
de l'appartement familial pour deux cents personnes en quête,
qui d'un appartement, qui d'émotions artistiques. Après
avoir investi l'espace, peuplé l'appartement avec le
secours de la famille VIDÉO, il organise l'invasion.
Il jubile, jouit et en rit encore! Qu'on en juge : "
bientôt, il sera impossible de contenir le flot des
visiteurs sur le palier. Ils envahissent l'appartement en
rangs serrés. Prennent possession du terrain. Organisent
le ratissage systématique du territoire vidéo.
Des hordes entières déambulent d'une pièce
à l'autre (
) En moins de deux heures, deux cent
trente personnes défileront ainsi
arpenteront
en tous sens l'appartement vidéo
".
" Fred Gengis Khan " rencontre là des hordes
germaniques qui le réjouissent. L'espace, de vide,
bascule dans le trop-plein. II note, au comble du bonheur :
" je suis littéralement submergé ".
C'est que l'un des objectifs avoués du dispositif est
l'aménagement d'un espace expérimental, espace
de concertation et de réflexion critique du marché
de l'immobilier. Une autre de ses préoccupations est
d'administrer " la preuve que l'acte artistique peut
se passer aujourd'hui du musée, de la galerie
"
(12)
Poursuivant
sa réflexion, il énonce : " si la
famille est devenue un vide dans un appartement vide, la fonction
de l'artiste sera de faire sentir ce vide. De montrer ce vide
Il suffit de frapper sur sa coque pour constater qu'elle sonne
creux. Et dans ce creux le bruit du vide résonne de
plus en plus fort, comme dans notre appartement peuplé
de télévisions " (13)
L'ESPACE
À ADMINISTRER
Il
est une troisième figure de Forest, totalement paradoxale,
mais parfaitement identifiable dans sa relation à l'espace
: celle du fonctionnaire qu'il fut longtemps et qu'il continue,
mentalement du moins, à être, quoi qu'il en pense
et qu'il puisse en dire.
C'est
aussi la figure du géomètre, de l'arpenteur,
de l'administrateur et du gestionnaire que synthétise,
approximativement, celle du fonctionnaire. À vrai dire,
il ne me surprendrait pas que l'artiste apparaisse un jour
sous un avatar (au sens hindou du terme) de ce genre. Car,
contrairement à l'apparence, il est devenu sinon un
homme d'ordre, du moins un organisateur. Il en donne la preuve,
en janvier 1986, à l'École des Beaux-Arts de
Paris, mais cela remonte bien plus loin. Les nécessités
organiques de ses entreprises, leur complexité technologique
comme les dénuements budgétaires l'ont irrémédiablement
conduit à cette attitude paradoxale : organiser les
conditions de production de ce que de médiocres esprits
appellent, à tort, le désordre, et que je nommerai,
pour ma part, le bouillonnement entropique, c'est-à-dire,
par exemple, la déviation, le détournement,
voire le retournement, l'interrogation, la mise en question,
la critique radicale, le dévoiement
Mais
ce souci affirmé trouve un contrepoids puissant revendiqué
par Forest lui-même : " si, en toute honnêteté,
je considère rétrospectivement les environnements
que j'ai réalisés ces dernières années,
je dois reconnaître que le souci de présentation
formelle de ces ensembles paraît légitimement
évident
En ce qui concerne le style
il
n'est peut-être que la conséquence directe dans
des opérations complexes (au niveau visuel et de contenus)
d'un souci de clarté qui me paraît de plus en
plus nécessaire
C'est peut-être aussi chez
moi une réaction de compensation naturelle et de revalorisation
visuelle du côté anarchique (pour ne pas dire
brouillon et " bordélique ") de tout ce qui
a été la production d'Art Sociologique dans
les années antérieures. " (14)
La
cause est entendue : Forest revendique le bouillonnement créatif
mais dans une organisation cohérente, claire visuellement,
et - pourquoi pas ?- dotée, par surcroît, des
attraits de la beauté formelle. Les aventures du "
m2 artistique " procèdent de cet état d'esprit.
L'idée
de Forest est simple : mettre en vente aux enchères
publiques, au milieu d'uvres d'art, et sous le marteau
d'ivoire d'un commissaire-priseur, dans une vente régulière,
une parcelle de terre d'un mètre carré. Au cours
de ses consultations, son esprit de géométrie
lui souffle une extrapolation audacieuse : morceler un appartement
et le revendre cm2 par cm2 ! Il achète 20 m2 de terre
agricole près de la frontière suisse et fonde
la " Société Civile Immobilière
du mètre carré artistique ", avec 20 parts,
chacune donnant propriété et jouissance d'un
mètre carré
Le prix d'achat du terrain
est de vingt francs, soit 1 FF le m2. Mais chaque part sociale
de la S.C.I. vaut 100 FF et le capital social s'élève
à 2 000 FF. Cette multiplication par 100, même
si elle est justifiée par les frais (notaire, géomètre,
enregistrement), avant toute opération sur le terrain,
montre bien la capacité de Fred Forest à administrer
et à gérer l'espace
Le m2 artistique repéré,
balisé et arpenté sur le terrain est, en outre
encadré d'un cadre de bois foncé ! De la sorte,
le m2 artistique se trouve inséré " dans
un cadre à visage humain " ! (15)
Le
procureur de la République ayant fait interdiction
au commissaire-priseur Maître Jean-Claude Binoche de
procéder à l'Espace Cardin à la vente
aux enchères, Forest change d'espace, aussi simplement
que d'autres changent de trottoir. Certes, il conserve l'Espace
Cardin comme théâtre de sa mise en scène,
mais il substitue à un m2 de terrain savoyard, un m2
de tissu de laine et tergal et à son " m2 artistique
" un " m2 non-artistique ". Certes le m2 de
tissu lui revient plus cher (59 FF) que le m2 d'herbe auprès
du torrent (1 FF ). Mais le génie de gestionnaire
de surface de l'artiste va opérer à nouveau.
Lors de la vente, il propose le morceau de tissu, piétiné
par les assistants, d'un m2 qu'il signe et date devant tous
: il explique, pince-sans-rire que " cette uvre-là
n'a plus aucun rapport avec celle interdite de la vente, ni
dans l'esprit, ni dans la forme. " (16) Cela est vrai,
mais demeure la surface et sa dimension. Parties à
59 FF, les enchères s'arrêteront à
6 500 FF. En moins d'une minute et demie ! La démonstration
de travaux pratiques de spéculation appliquée
est réussie, moyennant un changement de support, mais
avec conservation de la surface et de l'espace, au sens des
mathématiciens. Qui oserait dire, après cette
démonstration éblouissante, que Fred Forest
ne traite pas l'espace en artiste ? Et considérant
cette remarquable plus-value (x 110), qu'il n'est pas
un administrateur d'espace avisé ?
L'ESPACE
MÉDIATIQUE
Ce
n'est pas un espace, au sens physique du terme, mais c'est
l'un de ceux où Forest s'ébroue, s'ébat,
se meut, s'agite avec une joie évidente et une réussite
indéniable. À propos des tribulations du m2
artistique, il assure avoir voulu vérifier l'hypothèse
suivante : " un individu isolé est en mesure,
à lui tout seul, de mettre en place un dispositif susceptible
de créer un événement de communication
à l'échelle nationale. " (17)
Il
fait l'inventaire des moyens nécessaires : capacité
permanente d'initiative, grande souplesse d'adaptation et
de réaction, volonté systématique de
recherche d'information, aptitude à imaginer des ripostes
immédiates, patience à toute épreuve
Mais il ajoute aussitôt que la réussite d'un
tel projet repose sur la bonne connaissance du fonctionnement
des médias. De fait, il sait, mieux que quiconque,
mobiliser, voire manipuler presse, radios et télévisions.
Il y a deux ordres d'explication possibles à cette
aptitude hors du commun. L'une est celle que Forest suggère,
modestement : la bonne connaissance du fonctionnement
des médias eux-mêmes. L'autre est parfaitement
narcissique: il parle de communication et de médias
aux hommes de médias et de communication. Sa position
d'explorateur des médias, d'aventurier de la communication
fait que les " pros " soupçonnent en lui
un de ces vagues cousins qu'il vaut mieux connaître
et reconnaître pour le cas où il y aurait quelque
chose à récupérer de ses expérimentations.
L'insertion de Forest dans le système médiatique
est davantage le fait d'esprits éclairés, lucides,
et
cyniques que la marque d'une générosité
que le milieu ignore généralement. Son génie
propre est sans nul doute de laisser entrevoir à ses
interlocuteurs d'éventuelles retombées récupérables
et d'en offrir de temps à autres, grâce à
la mise en uvre systématique d'une activité
permanente de conservation et d'archivage.
Car
il est un remarquable conservateur, stockant avec méthode
chaque trace de ses actes, de ses gestes, de ses dispositifs,
de ses environnements. Travaillant dans l'éphémère,
il fabrique ce qu'Abraham Moles a si justement nommé
de la " conserve culturelle ". Des montagnes de
vidéogrammes, des monceaux de lettres, de dessins,
de photos, de plans, de schémas, de croquis, des archives
inépuisables et ordonnées, tel est l'espace
de la conserve culturelle qui est à Fred Forest le
résultat de sa pratique, la trace matérielle
de son " uvre " passée et
le matériau de celle à venir. Je ne parle pas
des bocaux de pâtes-alphabet enfermant les signes dérisoires
des discours politiques de Babel, mais par exemple de ces
dizaines de lettres de refus, courtoises ou non, des institutions
dont il a fait, par le jeu de l'exposition, autant de pétards
fusant au nez de ceux qui avaient cru trop vite se débarrasser
de lui. Les objets ainsi mis en conserve sont prêts
pour être consommés et Fred, à l'occasion,
peut les servir froids. De cela aussi les médias sont
conscients.
L'activité
de Forest est principalement centrée sur la création
et l'usage critique des espaces de communication qu'il considère
comme des terrains où déployer des phénomènes
relationnels entre les hommes, et à l'occasion avec
des machines. Mais il n'est pas d'espace de communication
qui ne s'appuie sur des espaces concrets, physiques et sur
des espaces mentaux associés. Les modes de représentation
de l'espace, qu'il soit géographique, urbain, rural
ou architectural, trament les espaces intellectuels mentaux,
conceptuels et spirituels de chacun. Gaston Bachelard en sa
Poétique, Abraham Moles et Elisabeth Rùhmer
dans leur Psychologie, nous ont montré ces étroites
corrélations.
Que
ces modestes réflexions sur les espaces de Forest puissent
aider le lecteur à mesurer l'ampleur et la richesse
de ses vues et de ses pratiques d'esthétique de la
communication, tel est le sens de cette contribution :
-
l'espace à conquérir convient à l'artiste
qui est comme lui convaincu que l'Art n'a pas de frontières ;
-
l'espace à remplir répond à ce souci
de le peupler de messages circulant en tous sens ;
-
l'espace à administrer est le lieu de la mise en ordre
d'une activité qui ne se veut point activisme ;
-
l'espace médiatique et celui de la conserve sont différents :
ils ne se présentent pas comme des objets ou des champs
d'action pour l'artiste. Leur investissement, comme leur maîtrise,
sont des conditions nécessaires et donc indispensables
au succès de ses entreprises.
Les
espaces de communication dans lesquels il déploie son
inventif talent empruntent peu ou prou à ces divers
espaces. Son shaker cérébral assure le bon dosage.
Il n'a pas fini de l'agiter sous nos yeux ébahis.
Notes.
1.
FOREST (F.), Thèse de Doctorat, Expériences
d'art sociologique et communication artistique, 1984,
p.418.
2. POPPER
(F.), " Art action et participation "
in L'artiste et la créativité aujourd'hui, Klincksieck,
Paris, 1980.
3. FOREST
(F.), Thèse, p.420.
4. FOREST
(F.), " Rue Guénégaud ", in La télévision
en partage, Dossier N°3, Institut d'études et
de recherche en information visuelle, Lausanne, 1974, p.32.
5.
FOREST (F.), Thèse, p. 243.
6. FOREST
(F), idem, p.244.
7. FOREST
(F.), idem, p.322.
8.
DUVIGNAUD (J.), " Un pirate ", préface au
livre de F. FOREST, Art sociologique, U.G.E., 10/18, 1977,
pp.15-16.
9. FOREST
(F.), idem, p.281.
10.
FOREST (F.), idem, p.155.
11.
FOREST (F.), idem, p.302.
12.
FOREST (F.), idem, p.305.
13.
FOREST (F.), idem, p.320.
14.
FOREST (F.), idem, p.351.
15.
In annonce louée dans Le Monde du 10 mars 1977 par
Forest lui-même.
16.
FOREST (F.), Territoire du m2 artistique, s.d., Paris.
17.
FORE5T (F.), idem, p.169.
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