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Fred Forest - Retrospective
Art sociologique - Esthétique de la communication
Exposition Art génératif - Novembre 2000
Exposition Biennale 3000 - Sao Paulo - 2006

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Louis-José Lestocart : l'oeuvre-système invisible ou l'O-S-I Version française
 
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Priscila Arantes Curateur de l'exposition retrospective au Paço das Artes Version française
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François Rabate Version française
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Edgar Morin Version française
Marshall McLuhan Version française
Sophie Lavaud Version française
   
TEXTES DIVERS 
1 - Note de synthese sur la demarche de Fred Forest 
2 - Manifestes art sociologique (1974) et Esthetique de la communication (1983)
3 - L'Esthetique de la communication par Fred Forest (1983)
4 - Manifeste pour une esthetique de la communication
5 - La famille video par Fred Forest (1976)
6 - Apprenez à regarder la television avec la radio par Fred Forest et Pierre Moeglin (1984)   
7 - Pourquoi presenter sa candidature pour le poste de president de la TV Bulgare par Fred Forest (1991)

 

Les espaces multiples de Fred Forest

Jean DEVEZE ( Paris, juillet 1994 )

Professeur en Sciences de l'Information et de la Communication

 

Non seulement Fred Forest habite des espaces multiples mais il les hante. Il n'est pas forcément là où on le croit et quand il n'y est déjà plus, il laisse quelque chose de lui, derrière lui. C'est qu'il court l'artiste de la communication, de connexions en réseaux, et s'arrange toujours pour nous surprendre en étant à côté, ailleurs, où on ne l'attend pas.

Son travail s'inscrit, à l'évidence, dans l'espace social. Il en parle avec des mots de paysan dont la justesse frappe : " j'ai toujours considéré que le terrain de l'activité sociale était le champ naturel de ma pratique artistique " (1). Mais cette pratique elle-même s'inscrit dans un rapport à l'espace matériel (tout comme à la dimension temporelle) qui est toujours présent, prégnant. " L'espace sociologique " évoqué par Frank Popper (2) est tiré par Fred Forest vers une forme plus abstraite qu'il définit comme " l'espace de la communication sociale ", " l'espace de médiatisation ", " sorte de surface arrachée au néant par les technologies de communication comme les polders l'étaient sur la mer ". Toujours les métaphores agraires… avant d'affirmer avec force : " les artistes ont sans doute de quoi défricher dans cet espace vierge pour eux. " (3)

La netteté du langage et la richesse du vocabulaire terrien, tout comme la primauté que Forest revendique pour la pratique, indiquent bien que celui-ci s'est forgé, et sans doute dès sa petite enfance, une représentation de l'espace et du temps physiques qu'il n'a cessé d'affiner et d'enrichir depuis. Son œuvre recèle une idéologie de l'espace et du temps originale et personnelle.

L'ESPACE À CONQUÉRIR

L'espace est d'abord lieu de parcours, d'exploration, de découverte. Tel Alexandre ou Gengis Khan, Forest aspire à être partout. Son rêve d'ubiquité est flagrant, et les technologies de communication sont par ses soins, asservies à cette volonté de présence à distance qui lui permet de faire éclater les dimensions physiques de l'espace limité ou contraint où il se trouve concrètement : l'atelier, le territoire ou une galerie. À défaut d'ubiquité physique, il pratique l'ubiquité partielle à coup de téléphone, de radio, de télévision et de satellites…

Déjà, en 1973, il fait entrer la rue Guénégaud dans la galerie Germain et donne à voir l'intérieur de la galerie à ceux qui passent dans la rue. Il s'agit alors de " réinventer " l'espace de la rue suivant une configuration nouvelle, de faire en sorte que la rue traverse la galerie, et les passants aussi. Puis de mettre la galerie dans la rue. " Le dehors mis dedans, le dedans mis dehors ! Le tour est joué. Le gant alternativement retourné, l'espace aboli, le temps irrémédiablement perturbé. " (4)

Quelques mois plus tard à São Paulo, avec ses amis, sous le titre " Le Blanc envahit la ville ", il promène trois heures durant, dans le centre, dix " espaces " blancs ; des panneaux qui mobilisent les médias et lui valent les attentions de la police. Il organise une promenade " esthético-sociologique " à Brooklyn, quartier périphérique de São Paulo, entraînant les visiteurs du Musée d'Art contemporain " dans une expédition du genre ethnographique ".(5) Une fois encore, la promenade est investigation, exploration et découverte d'un environnement. L'œil de l'artiste traque le signe dans cet environnement, et le sens sous ce signe.

En même temps, Forest met en œuvre, autour de la promenade sociologique, un autre mode d'appréhension de l'espace : il s'agit d'un espace organisé, distribué, géométrique. En effet, les trente " promeneurs sociologiques " étaient venus " à l'heure indiquée, au musée, prendre possession de leur tabouret. Les tabourets avaient été rassemblés dans un espace délimité au sol par un rectangle de peinture blanche. Cet espace était conçu de façon à laisser apparaître une sorte d'organisation, de mise en scène (…). Chaque tabouret après son " périple " touristique réintégrerait dans le musée la place qui lui était dévolue. " (6)

À ce stade, il n'est pas inutile de rappeler son action la " La Bourse de l’Imaginaire " en 1982 au Centre Georges Pompidou ; et les interminables démêlés de l'artiste avec la direction de Beaubourg qui ont transformé en épopée la conquête d'un espace de 300 m2, clos, pendant trois semaines. Rappelons pour mémoire qu'initialement Forest n'a rien demandé et que c'est Beaubourg qui est venu le chercher avec une idée fixe : remplir le " trou central ". Une gestation de trois ans va transformer ce trou beaubourgeois en ombilic communicationnel dont l'auteur définit ainsi les objectifs : utiliser " l'espace institutionnel du Centre Georges Pompidou comme un lieu d'échanges et d'animation. Les instruments de la communication sont érigés sur place dans une mise en scène qui " spectacularise " l’événement. L'espace est organisé sur sa partie centrale comme un lieu d’interaction avec le public présent ou à distance, et sa périphérie comme lieu de présentation des productions-réponses générées par ce dernier. " (7) On constate déjà à cette époque combien le concept d’interactivité lui est propre, ainsi que la mise en scène des moyens de communication, avec la réalisation d’un plateau d’animation semblable en tous points à celui d’un studio de télévision.

Cette conquête visant à abolir l'espace géographique se poursuit au cours de l'hiver 1983-1984 au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, à Electra, où Forest présente " l'Espace communicant ", réseau multiplex associant téléphones, minitels et répondeurs téléphoniques branchés sur le réseau téléphonique mondial. Il ouvre un dialogue téléphonique interactif et donne une substance au concept macluhanien de " village global ". Quant à l'organisation de l'espace physique du dispositif au Musée, elle se caractérise une fois de plus par un souci de clarté et de rigueur qui en fait une sorte d'abstraction techno-géométrique : consoles et postes téléphoniques alignés, batteries de répondeurs en parallèle, ordonnancement rectangulaire de l'ensemble. Intention clairement exprimé ici, une fois de plus par l’artiste, de mise en scène des outils de la communication, pour souligner tout le parti pris esthétique qu’il entend en tirer.

L'aboutissement très provisoire de cette démarche où l'espace est un objet à conquérir se retrouve encore dans la " sculpture planétaire " construite téléphoniquement autour de la surface du globe par Forest et quelques-uns de ses amis au cours de la F.I.A.C. 85 au Grand Palais à Paris. L'ambitieux projet qui consiste à faire circuler de façon successive, de point en point, un message autour de la planète manifeste la capacité de conquérir, ne fut-ce qu'un instant, telle ou telle partie de l'énorme et complexe réseau mondial de communication, sans en faire l'inventaire détaillé. Peu importe que le message emprunte des câbles ou des faisceaux hertziens, qu'il transite par des voies sous-marines ou des satellites de communication-relais. L'essentiel est que le message soit bouclé et, parti du Grand Palais, y revienne. Cette dernière démarche prolonge celle d'Electra et lui est symétrique. Le contenant (le réseau) prime sur le contenu (bla bla bla bla bla !), l'essentiel étant d'être branché (sur) dans le réseau. La " sculpture planétaire " maintient ce point de vue, à ceci près que le réseau ressemble à une " boîte noire ". L'essentiel alors est la continuité du réseau lui-même, qui assure la conquête de l'espace et ouvre l'accès à l'ubiquité. À cet instant fascinant se pose, inévitablement, cette question : y a-t-il du démiurge en cet homme ?

 

L'ESPACE À REMPLIR : LE VIDE EST UNE INJURE !

Comme Jean Duvignaud l'a noté avec pertinence, Fred Forest " utilise le vide ". À titre d'appel, de stimulation, d'invite ou de provocation. Car " le vide est une injure ! " (8) Duvignaud a connu Forest " au moment où il venait d'acheter un morceau de page blanche dans Le Monde. Acheter une zone vide, comparable aux taches blanches des vieilles cartes de géographie - terra incognita -, voilà qui appelle réflexion. Forest demandait aux lecteurs d'emplir ce blanc. Avec des mots, des dessins, des fantasmes. "(8) On sait que cette " œuvre de ]50 cm2 de papier journal ", parue le 12 janvier 1972, lui valut de recevoir 800 réponses, soit de quoi faire une mosaïque de 12 m2. Jean Duvignaud fit remarquer à Forest que les gens répondaient par horreur du vide, que notre société du spectacle était une civilisation du " plein ". Et que le vide gênait.

De fait, je soupçonne l'homme de ne promouvoir le vide que parce qu'il suscite, nolens volens, au mieux l'occupation, au pire le remplissage.

Je serais tenté d'évoquer, à son sujet, le syndrome de Mascara. J'ai déjà eu l'occasion de signaler les références de Fred Forest à la terre lorsqu'il évoque l'espace ou les espaces. Or l'espace géographique de ses origines, Mascara ( Algérie ), est celui du vignoble. Son modèle implicite d'occupation de l'espace est celui du vigneron, le clos, où chaque pouce de terrain conquis reçoit en dotation un pied de vigne. Cela explique sans doute la propension de Fred à emplir - ou mieux encore à faire remplir - les espaces vides qu'il découvre ou qu'il crée de toutes pièces.

À Tours, en 1969, il s'éprend d'une église gothique désaffectée, devenue galerie Sainte Croix et n'a de cesse d'y créer un environnement nouveau, d'en faire un lieu de rencontre, de débat, une tribune. Son art est certes d'emplir l'espace, mais pas n'importe comment. Il cultive l'art du décalage, télescopant allègrement le contenant et le contenu. De la chapelle gothique aux voûtes sublimes, il fait un espace vidéo, informatique, y montre des maquettes de satellites, des consoles techniques. Il s'empare d'un lieu et en fait un autre. Il joue du contraste formel du gothique et du technologique.

Le 26 octobre 1977, pour une somme modique, il investit le luxueux salon des Ambassadeurs de l'Hôtel Crillon pour procéder à " la parodie d'un rituel à l'échelle des structures juridiques, des codes culturels, des mécanismes et des systèmes d'information. " (9) Il s'agit de l'ouverture officielle des plis de soumission parvenus en réponse à l'appel d'offres international, lancé en Europe par Le Monde et le Frankfurter Allgemeine Zeitung pour la vente d'un m2 artistique. Là encore, en choisissant un palace prestigieux pour mettre à l'épreuve et à la question le fonctionnement du marché de l'art, il manifeste son souci d'occuper l'espace de manière totalement nouvelle. Il s'en est lui-même très bien expliqué : " une des particularités de l'Art Sociologique tient dans la volonté de ses protagonistes de se manifester dans d'autres lieux que les lieux culturels reconnus. Lieux de la réalité sociale et du quotidien qui deviennent soudain champs d'expérience ouverts à tous les possibles. Lieux dont le fonctionnement et la destination habituels se trouvent brutalement détournés. " (10)

MONTRER LE VIDE

En juin 1976, à Cologne, Fred Forest expérimente dans un appartement vide, en instance de location, qui inspire à l'artiste une réflexion : dans le type de concentration urbaine qu'offre la société, l'espace constitue en lui-même le véritable luxe de l'individu. Cet appartement, il va, non le remplir, mais le peupler ( comme tout conquérant découvrant une terre vierge ) : il y loge une famille allemande parfaitement contemporaine et banale qu'il invente pour sa démonstration. Seul décalage qu'il s'autorise: c'est la famille VIDÉO. Comme son nom l'indique, cette occupation familiale de l'espace est d'abord vidéographique, avant d'organiser la visite de l'appartement familial pour deux cents personnes en quête, qui d'un appartement, qui d'émotions artistiques. Après avoir investi l'espace, peuplé l'appartement avec le secours de la famille VIDÉO, il organise l'invasion. Il jubile, jouit et en rit encore! Qu'on en juge : " bientôt, il sera impossible de contenir le flot des visiteurs sur le palier. Ils envahissent l'appartement en rangs serrés. Prennent possession du terrain. Organisent le ratissage systématique du territoire vidéo. Des hordes entières déambulent d'une pièce à l'autre (…) En moins de deux heures, deux cent trente personnes défileront ainsi… arpenteront en tous sens l'appartement vidéo… ". " Fred Gengis Khan " rencontre là des hordes germaniques qui le réjouissent. L'espace, de vide, bascule dans le trop-plein. II note, au comble du bonheur : " je suis littéralement submergé ". C'est que l'un des objectifs avoués du dispositif est l'aménagement d'un espace expérimental, espace de concertation et de réflexion critique du marché de l'immobilier. Une autre de ses préoccupations est d'administrer " la preuve que l'acte artistique peut se passer aujourd'hui du musée, de la galerie…" (12)

Poursuivant sa réflexion, il énonce : " si la famille est devenue un vide dans un appartement vide, la fonction de l'artiste sera de faire sentir ce vide. De montrer ce vide… Il suffit de frapper sur sa coque pour constater qu'elle sonne creux. Et dans ce creux le bruit du vide résonne de plus en plus fort, comme dans notre appartement peuplé de télévisions " (13)

L'ESPACE À ADMINISTRER

Il est une troisième figure de Forest, totalement paradoxale, mais parfaitement identifiable dans sa relation à l'espace : celle du fonctionnaire qu'il fut longtemps et qu'il continue, mentalement du moins, à être, quoi qu'il en pense et qu'il puisse en dire.

C'est aussi la figure du géomètre, de l'arpenteur, de l'administrateur et du gestionnaire que synthétise, approximativement, celle du fonctionnaire. À vrai dire, il ne me surprendrait pas que l'artiste apparaisse un jour sous un avatar (au sens hindou du terme) de ce genre. Car, contrairement à l'apparence, il est devenu sinon un homme d'ordre, du moins un organisateur. Il en donne la preuve, en janvier 1986, à l'École des Beaux-Arts de Paris, mais cela remonte bien plus loin. Les nécessités organiques de ses entreprises, leur complexité technologique comme les dénuements budgétaires l'ont irrémédiablement conduit à cette attitude paradoxale : organiser les conditions de production de ce que de médiocres esprits appellent, à tort, le désordre, et que je nommerai, pour ma part, le bouillonnement entropique, c'est-à-dire, par exemple, la déviation, le détournement, voire le retournement, l'interrogation, la mise en question, la critique radicale, le dévoiement…

Mais ce souci affirmé trouve un contrepoids puissant revendiqué par Forest lui-même : " si, en toute honnêteté, je considère rétrospectivement les environnements que j'ai réalisés ces dernières années, je dois reconnaître que le souci de présentation formelle de ces ensembles paraît légitimement évident… En ce qui concerne le style… il n'est peut-être que la conséquence directe dans des opérations complexes (au niveau visuel et de contenus) d'un souci de clarté qui me paraît de plus en plus nécessaire… C'est peut-être aussi chez moi une réaction de compensation naturelle et de revalorisation visuelle du côté anarchique (pour ne pas dire brouillon et " bordélique ") de tout ce qui a été la production d'Art Sociologique dans les années antérieures. " (14)

La cause est entendue : Forest revendique le bouillonnement créatif mais dans une organisation cohérente, claire visuellement, et - pourquoi pas ?- dotée, par surcroît, des attraits de la beauté formelle. Les aventures du " m2 artistique " procèdent de cet état d'esprit.

L'idée de Forest est simple : mettre en vente aux enchères publiques, au milieu d'œuvres d'art, et sous le marteau d'ivoire d'un commissaire-priseur, dans une vente régulière, une parcelle de terre d'un mètre carré. Au cours de ses consultations, son esprit de géométrie lui souffle une extrapolation audacieuse : morceler un appartement et le revendre cm2 par cm2 ! Il achète 20 m2 de terre agricole près de la frontière suisse et fonde la " Société Civile Immobilière du mètre carré artistique ", avec 20 parts, chacune donnant propriété et jouissance d'un mètre carré… Le prix d'achat du terrain est de vingt francs, soit 1 FF le m2. Mais chaque part sociale de la S.C.I. vaut 100 FF et le capital social s'élève à 2 000 FF. Cette multiplication par 100, même si elle est justifiée par les frais (notaire, géomètre, enregistrement), avant toute opération sur le terrain, montre bien la capacité de Fred Forest à administrer et à gérer l'espace… Le m2 artistique repéré, balisé et arpenté sur le terrain est, en outre… encadré d'un cadre de bois foncé ! De la sorte, le m2 artistique se trouve inséré " dans un cadre à visage humain " ! (15)

Le procureur de la République ayant fait interdiction au commissaire-priseur Maître Jean-Claude Binoche de procéder à l'Espace Cardin à la vente aux enchères, Forest change d'espace, aussi simplement que d'autres changent de trottoir. Certes, il conserve l'Espace Cardin comme théâtre de sa mise en scène, mais il substitue à un m2 de terrain savoyard, un m2 de tissu de laine et tergal et à son " m2 artistique " un " m2 non-artistique ". Certes le m2 de tissu lui revient plus cher (59 FF) que le m2 d'herbe auprès du torrent (1 FF ). Mais le génie de gestionnaire de surface de l'artiste va opérer à nouveau. Lors de la vente, il propose le morceau de tissu, piétiné par les assistants, d'un m2 qu'il signe et date devant tous : il explique, pince-sans-rire que " cette œuvre-là n'a plus aucun rapport avec celle interdite de la vente, ni dans l'esprit, ni dans la forme. " (16) Cela est vrai, mais demeure la surface et sa dimension. Parties à 59 FF, les enchères s'arrêteront à 6 500 FF. En moins d'une minute et demie ! La démonstration de travaux pratiques de spéculation appliquée est réussie, moyennant un changement de support, mais avec conservation de la surface et de l'espace, au sens des mathématiciens. Qui oserait dire, après cette démonstration éblouissante, que Fred Forest ne traite pas l'espace en artiste ? Et considérant cette remarquable plus-value (x 110), qu'il n'est pas un administrateur d'espace avisé ?

 

L'ESPACE MÉDIATIQUE

Ce n'est pas un espace, au sens physique du terme, mais c'est l'un de ceux où Forest s'ébroue, s'ébat, se meut, s'agite avec une joie évidente et une réussite indéniable. À propos des tribulations du m2 artistique, il assure avoir voulu vérifier l'hypothèse suivante : " un individu isolé est en mesure, à lui tout seul, de mettre en place un dispositif susceptible de créer un événement de communication à l'échelle nationale. " (17)

Il fait l'inventaire des moyens nécessaires : capacité permanente d'initiative, grande souplesse d'adaptation et de réaction, volonté systématique de recherche d'information, aptitude à imaginer des ripostes immédiates, patience à toute épreuve… Mais il ajoute aussitôt que la réussite d'un tel projet repose sur la bonne connaissance du fonctionnement des médias. De fait, il sait, mieux que quiconque, mobiliser, voire manipuler presse, radios et télévisions. Il y a deux ordres d'explication possibles à cette aptitude hors du commun. L'une est celle que Forest suggère, modestement : la bonne connaissance du fonctionnement des médias eux-mêmes. L'autre est parfaitement narcissique: il parle de communication et de médias aux hommes de médias et de communication. Sa position d'explorateur des médias, d'aventurier de la communication fait que les " pros " soupçonnent en lui un de ces vagues cousins qu'il vaut mieux connaître et reconnaître pour le cas où il y aurait quelque chose à récupérer de ses expérimentations. L'insertion de Forest dans le système médiatique est davantage le fait d'esprits éclairés, lucides, et… cyniques que la marque d'une générosité que le milieu ignore généralement. Son génie propre est sans nul doute de laisser entrevoir à ses interlocuteurs d'éventuelles retombées récupérables et d'en offrir de temps à autres, grâce à la mise en œuvre systématique d'une activité permanente de conservation et d'archivage.

Car il est un remarquable conservateur, stockant avec méthode chaque trace de ses actes, de ses gestes, de ses dispositifs, de ses environnements. Travaillant dans l'éphémère, il fabrique ce qu'Abraham Moles a si justement nommé de la " conserve culturelle ". Des montagnes de vidéogrammes, des monceaux de lettres, de dessins, de photos, de plans, de schémas, de croquis, des archives inépuisables et ordonnées, tel est l'espace de la conserve culturelle qui est à Fred Forest le résultat de sa pratique, la trace matérielle de son " œuvre " passée et le matériau de celle à venir. Je ne parle pas des bocaux de pâtes-alphabet enfermant les signes dérisoires des discours politiques de Babel, mais par exemple de ces dizaines de lettres de refus, courtoises ou non, des institutions dont il a fait, par le jeu de l'exposition, autant de pétards fusant au nez de ceux qui avaient cru trop vite se débarrasser de lui. Les objets ainsi mis en conserve sont prêts pour être consommés et Fred, à l'occasion, peut les servir froids. De cela aussi les médias sont conscients.

L'activité de Forest est principalement centrée sur la création et l'usage critique des espaces de communication qu'il considère comme des terrains où déployer des phénomènes relationnels entre les hommes, et à l'occasion avec des machines. Mais il n'est pas d'espace de communication qui ne s'appuie sur des espaces concrets, physiques et sur des espaces mentaux associés. Les modes de représentation de l'espace, qu'il soit géographique, urbain, rural ou architectural, trament les espaces intellectuels mentaux, conceptuels et spirituels de chacun. Gaston Bachelard en sa Poétique, Abraham Moles et Elisabeth Rùhmer dans leur Psychologie, nous ont montré ces étroites corrélations.

Que ces modestes réflexions sur les espaces de Forest puissent aider le lecteur à mesurer l'ampleur et la richesse de ses vues et de ses pratiques d'esthétique de la communication, tel est le sens de cette contribution :

- l'espace à conquérir convient à l'artiste qui est comme lui convaincu que l'Art n'a pas de frontières ;

- l'espace à remplir répond à ce souci de le peupler de messages circulant en tous sens ;

- l'espace à administrer est le lieu de la mise en ordre d'une activité qui ne se veut point activisme ;

- l'espace médiatique et celui de la conserve sont différents : ils ne se présentent pas comme des objets ou des champs d'action pour l'artiste. Leur investissement, comme leur maîtrise, sont des conditions nécessaires et donc indispensables au succès de ses entreprises.

Les espaces de communication dans lesquels il déploie son inventif talent empruntent peu ou prou à ces divers espaces. Son shaker cérébral assure le bon dosage. Il n'a pas fini de l'agiter sous nos yeux ébahis.

 

Notes.

1. FOREST (F.), Thèse de Doctorat, Expériences d'art sociologique et communication artistique, 1984,

p.418.

2. POPPER (F.), " Art action et participation " in L'artiste et la créativité aujourd'hui, Klincksieck, Paris, 1980.

3. FOREST (F.), Thèse, p.420.

4. FOREST (F.), " Rue Guénégaud ", in La télévision en partage, Dossier N°3, Institut d'études et de recherche en information visuelle, Lausanne, 1974, p.32.

5. FOREST (F.), Thèse, p. 243.

6. FOREST (F), idem, p.244.

7. FOREST (F.), idem, p.322.

8. DUVIGNAUD (J.), " Un pirate ", préface au livre de F. FOREST, Art sociologique, U.G.E., 10/18, 1977, pp.15-16.

9. FOREST (F.), idem, p.281.

10. FOREST (F.), idem, p.155.

11. FOREST (F.), idem, p.302.

12. FOREST (F.), idem, p.305.

13. FOREST (F.), idem, p.320.

14. FOREST (F.), idem, p.351.

15. In annonce louée dans Le Monde du 10 mars 1977 par Forest lui-même.

16. FOREST (F.), Territoire du m2 artistique, s.d., Paris.

17. FORE5T (F.), idem, p.169.

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