Le
concept de centre du monde chez Fred Forest
PIERRE
RESTANY (Paris, septembre 1999)
Comment
parler de " Centre du Monde " dans l'art
d'aujourd'hui ? À moins de s'en tenir à
une Lapalissade : " dans l'ego hypertrophié
de l'artiste, l'art a toujours été le centre
du monde
" En fait le problème majeur
de l'art, qui a toujours été celui de la communication,
a été résolu de façon définitive
à travers l'irrésistible dynamique des nouvelles
technologies de l'information. En s'affranchissant tout naturellement
des supports traditionnels, l'art est devenu le grand vecteur
humaniste de la communication, tant visuelle qu'audiovisuelle.
On a longtemps cherché à attribuer la crise
de la peinture à celle de l'image peinte. Le problème
se pose au niveau de la peinture à l'huile et il s'y
enlise. L'image digitale ou électronique est en parfaite
santé. Elle décrit parfaitement le monde de
l'an 2000 comme la fresque représentait parfaitement
le monde de 1400, l'huile sur toile le monde de 1600, la photographie
impressionniste le monde de la seconde moitié du XIXe
siècle.
L'extraordinaire
vitalité de l'image digitalisée ou de celle
qui apparaît dans un CD-Rom, une séquence vidéo
ou un site Internet, est due à sa parfaite adéquation
à la spécificité de son support organique.
L'image vidéo, le photogramme du CD-Rom, le digital
print adhèrent parfaitement à leur support et
à sa finalité communicatrice. Le processus est
parfaitement homogène quelque soit le lieu de sa mise
en uvre. Quand on pensait autrefois au centre du monde
de l'art, on pensait à l'endroit où se fabriquaient
les plus belles images. Aujourd'hui les belles images se produisent
partout et leur potentiel d'autotransmission interactive est
sans limite. Les mauvaises images sont celles qui ne communiquent
pas, celles que le scanner définit mal ou celles qui
passent mal sur le Web. Le critère esthétique
est désormais implacablement lié à la
bonne transmission du message. L'art qui ne communique pas
n'est pas l'art. Devant cette normalisation éthico-esthétique
de la culture globale, le concept d'esthétique de la
communication revêt toute son ampleur. L'art qui ne
communique pas n'est plus de l'art. Il faut faire confiance
au pionnier poète de la communication comme Fred Forest
pour que soit préservée tout au long de leur
stratégie interrogative, la présence des valeurs
humanistes individuelles sur lesquelles se fonde le filon
créateur et poétique de notre culture globale.
Ce qui est en cause aujourd'hui dans les domaines qui nous
ont été ouverts par la technologie de pointe
ce ne sont pas les phénomènes d'appropriation
du réel mais la valeur spécifique des situationsindividuelles
qui sont immédiatement transmises. L'image électronique
de la télévision est capable de nous faire entrer
dans un fragment d'espace-temps original et spécifique
par rapport aux potentialités visuelles proches, voisines
ou presque analogues de la photographie ou du film. La peinture
digitale nous familiarise avec une approche à la fois
directe et synthétique du réel à une
sensation identitaire qui est l'expression d'une approximation
analogique. Nous n'avons en aucun cas l'impression que l'information
visuelle qui nous est proposée est plus pauvre ou plus
faible que celle d'un original qui serait fixé à
la peinture à l'huile sur une toile ou reproduit photo-mécaniquement
sur un format carte postale.
Les
stratégies opérationnelles de l'art sociologique
ou de l'esthétique de la communication sont à
l'origine d'une série d'images qui nous saisissent
et nous conquièrent par la sensation de vérité
gratifiante qu'elles nous inspirent. Les critères du
goût changent et influencent de manière définitive
notre pouvoir émotif et réceptif. Nous passons
du beau au vrai et ce critère décisif ne se
réfère plus à un idéal de beauté
qui serait défini péremptoirement par le " Centre
du Monde " mais à un constat positif et gratifiant
d'une vérité que nous percevons comme universellement
diffuse dans notre expérience du quotidien. Événements,
installations vidéo, performances sont aujourd'hui
produits indistinctement, sans incidence de qualité
ou de priorité hiérarchique, à New York
comme à Kuala Lumpur, à Paris ou Londres comme
à Dakar ou La Havane. Au sein de cet espéranto
planétaire, on ne reconnaît ni centre ni périphérie
mais l'émergence d'une pulsion vitale, riche en kilowattheures
de poésie spontanée, et qui témoigne
de la globalité d'un désir d'expression interactive.
Le Centre du Monde est ainsi partout et nulle part, c'est
à travers les pulsions de ce magma chaotique que l'homme
doit assumer l'intégrité et l'unicité
de son être.
Dans
cette globalité dépourvue de centre, l'homme
se doit plus que jamais " d'être là ".
Heidegger
avait raison lorsqu'il s'inquiétait du destin de l'art
dans notre société industrielle. S'il était
encore vivant, il ne croirait certainement pas au Centre du
Monde et il aurait cherché dans l'esthétique
de la communication une clef de lecture (et d'espoir) du magma
chaotique de notre globalité.
Pierre
Restany
Ce
texte a été publié à loccasion
de la présentation du " Centre du Monde ",
installation interactive Internet à lEspace Pierre
Cardin, à Paris, en septembre
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