LE
TERRITOIRE ONLINE
par
Annick Bureaud ( janvier 1996)
La
matière inanimée ne connaît pas de territoire,
pas de territoire dans le cosmos, ni sur la terre considérée
en tant que planète. La notion de territoire appartient
au vivant et s'inscrit dans des frontières elles-mêmes
synonymes de pouvoir. Le pouvoir, s'il se traduit dans la
force et la coercition, s'incarne de manière beaucoup
plus puissante dans les symboles.
Ceci
est bien sûr évident dans les sociétés
humaines qui ont élaboré toute une gamme de
la symbolique du territoire et du pouvoir : douaniers
et polices aux frontières, drapeau, hymne, monnaie,
bâtiments officiels, etc. Mais c'est également
vrai pour toutes formes de vie, animales ou végétales.
Le
territoire, que l'on considère généralement
comme une entité physique réelle et précise
(la France, ma maison) ne relève en fait que de la
symbolique et de l'immatériel. Jusqu'à présent
le seul territoire intangible était celui du corps,
enfermé dans les limites de sa peau, frontière
apparemment très réelle entre le dedans et le
dehors, le moi et les autres, mais également siège
de toute une variété d'inscriptions qui le reconnaissent
précisément comme territoire, les scarifications
rituelles, le vêtement, l'éthique dans nos sociétés
judéo-chrétiennes, etc.
Depuis
près de 30 ans, Fred Forest inscrit son travail dans
l'immatériel symbolique du territoire. De l'Art sociologique
à l'Esthétique de la Communication, du " Space
Media ", " 150 cm de papier journal ",
espace blanc dans le journal Le Monde en 1972, au " Mètre
Carré Artistique " en 1977, puis au " Territoire
du Mètre Carré " depuis 1980, il questionne
le territoire de l'art, celui de la société
et de l'information.
Avec
la mise en ligne du " Territoire ", il
met le doigt - ou plutôt en l'occurrence le pied - sur
deux des aspects essentiels des réseaux électroniques,
avec une acuité exceptionnelle et son humour (ou ironie)
coutumier : le cyberespace comme espace essentiellement
d'ordre symbolique, entièrement contenu dans l'espace
physique et psychique de ceux qui sont connectés à
un moment donné.
Le
cyberespace, ou espace des réseaux, est constitué
d'une réalité physique plus connue sous le nom
d'autoroutes de l'information (les ordinateurs reliés
entre eux par des moyens de communication), d'un espace culturel
(l'ensemble des informations et des savoirs accessibles via
les réseaux) et d'un mythe construit et véhiculé
par toute une littérature, savante ou populaire, dont
l'exemple le plus célèbre est le roman " Neuromancien "
de William Gibson. Fondamentalement, le cyberespace n'est
ni un espace physique, ni un espace cartésien, mais
bien un espace symbolique dans lequel le travail de l'artiste
trouve une place de choix, introduisant les signes de l'art,
du territoire, du pouvoir, du social, occupant tous les interstices
possibles.
Les
actions de Fred Forest se sont toujours inscrites dans les
intervalles laissés vacants par les institutions, que
ce soit dans son utilisation " officielle "
des médias (télévision, radio, presse
écrite) ou dans les détournements des circuits
de la communication et de l'information, Le cyberespace est
un espace interstice de l'entre-deux : entre le monde
physique et le monde virtuel, entre les êtres humains
et les machines, entre les communautés culturelles.
Le
" Territoire du Mètre Carré "
mettait en exergue les signes du pouvoir : téléphone
rouge, salle des commandes, gardiens électroniques,
salles des communications, etc. Le " Territoire
en ligne " introduit une méta-communication,
des méta-signes dans l'espace immatériel et
symbolique des réseaux.
Avec
le " Territoire en ligne ", Fred Forest
passe de l'Art de la Communication à l'Art des Réseaux.
Cette dernière pratique a deux directions essentielles :
la " webitude " (webness dans la définition
du jury du Prix Art Electronica) qui repose sur les hyper-liens
créés ou mis en èuvre par des artistes au sein
du World-Wide-Web. La seconde, à laquelle cette action
appartient, est la mise en valeur d'une communauté
mondiale.
L'Art
de la Communication visait à faire percevoir au public
le maillage de la planète par les nouvelles technologies
de communication. Avec l'Art du Réseau, il s'agit plutôt
d'occuper un espace où ce ne sont plus les humains
qui voyagent mais les informations, forme contemporaine du
nomadisme : où les individus ne se déplacent
plus sur un territoire mais deviennent ce territoire. À
la métaphore gibsonnienne de la matrice mathématique
dans laquelle on navigue, se substitue celle d'un ensemble
sans forme, sans fin, en constante évolution qui se
reconfigure au gré des appels des individus connectés
à un moment donné, espace différent selon
les personnes et qui n'existe, sous une forme donnée
que dans l'espace physique (ordinateur, appartement, bureau,
etc.) et mental (donc corporel) d'un individu donné
à un moment donné. Le psychisme et le corps
des êtres humains est le siège du cyberespace.
La peau n'est plus cette frontière hermétique
d'un corps intangible. Fred Forest l'a magistralement compris
en proposant à ses semblables d'envoyer, pour cette
première action, un morceau symbolique d'eux-mêmes,
le pied. Chacun pourra envoyer l'empreinte de son pied et,
ainsi, devenir membre de cette nouvelle communauté
mondiale en train de se construire. Mais chacun, en pouvant
accéder au pied universel, symbolique, deviendra, représentera,
à ce moment-là, l'ensemble des humains. Le choix
de cette partie du corps par Fred Forest n'est pas innocent.
Par-delà l'aspect trivial et humoristique de la chose,
le premier pas relève de l'essence de l'humanité
(de la station debout du singe à celle du petit enfant
qui marche pour la première fois). Le rêve réalisé
d'atteindre la Lune s'est incarné en une seule image
forte pour l'ensemble de l'humanité : l'empreinte
du pied d'Armstrong dans la poussière du satellite.
Après
la conquête de l'ouest (américain) au XIXe
siècle, la conquête de l'espace dans les années
60/70, le cyberespace est vécu comme la nouvelle frontière.
Au moment où le cyberespace se précise, où
le mythe s'ancre dans des rituels et embryons de traditions,
Forest propose l'empreinte d'un pied virtuel. Un homme, avec
un nom, Armstrong, a représenté l'humanité
toute entière dans ce désir multimillénaire
d'atteindre la Lune, même si des centaines d'autres
avaient participé à la réussite de l'opération,
Dans le " Territoire Online ", des milliers
d'anonymes, connectés ou non, seront les porte-parole
des êtres humains dans l'aventure naissante du cyberespace,
espace du signe et des savoirs, qui recouvre la planète
d'une seconde peau, (enfin ?) sans frontière.
Manifeste
de l'Art Sociologique, publié en 1974.
Manifeste
pour une Esthétique de la Communication, publié
en 1985.
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