De lart sociologique à
lesthétique de la communication
Mario
Costa (Naples, mars 1994)
Professeur titulaire de la chaire dEsthétique
à lUniversité de Salerne (Italie)
Le
travail de Fred Forest résulte toujours d'une combinatoire
de trois facteurs fondamentaux : le facteur publicitaire,
le facteur sociologique, le facteur esthétique. Ces
trois composantes agissent différemment selon la nature
des opérations qu'il a réalisées et selon
les différentes périodes de son activité.
1)
Forest a compris, l'un des tout premiers, que l'univers des
informations est désormais entièrement dominé
par les médias de communication de masse. Cela fait
près de vingt ans, déjà, qu'il tente
désespérément de faire survivre l'art
en essayant de lui faire assimiler les formes et la logique
des mass media
Ses opérations prennent naissance
dans le constat de l'inefficacité, comme dans la marginalité,
des microcircuits artistiques, auxquelles elles opposent des
stratégies d'élargissement des dispositifs de
l'art et de ses instruments.
Il
s'agit, toujours pour lui, de rendre toujours plus efficace
l'information et sa force de pénétration. Le
concept de base de la " théorie de l'information
" affirme que la quantité d'informations contenue
dans un signal est inversement proportionnelle à la
probabilité du signal lui-même. Un signal prévisible
et attendu possède une petite quantité d'informations
alors qu'au contraire, un signal inusité et inattendu
possède une grande quantité d'information. Les
opérations de Forest sont toujours des signaux hautement
improbables ; en cela, elles sont le véhicule
d'une grande quantité d'informations, provoquant une
croissance de l'attention et un élargissement du spectre
de contact. L'espace blanc dans un journal (Le Monde, 12 janvier
1972), le vide dans la transmission télévisuelle
(Une minute d'interruption au milieu du journal télévisé,
TV 2e chaîne nationale française,
1972), les panneaux sans écriture dans une manifestation
(Le blanc envahit la ville, São Paulo, 1973), une photographie
par l'entremise de la télévision (Le téléspectateur
photographié, RTB, 1976), un téléphone
en gros plan durant dix minutes à la télévision
(Célébration du Présent, Salerne, 1985)
Ce sont tous là des signaux fortement improbables qui
vont mobiliser et réveiller l'attention du public.
De ce point de vue, les opérations de Forest ont un
grand potentiel publicitaire et Forest, lui-même, peut
apparaître comme un agent publicitaire d'un genre nouveau.
Un genre dont les agences de publicité n'ont pas encore
entrevu toutes les ressources
Forest d'ailleurs pourrait
fort bien vendre ses idées et les employer pour faire
consommer des produits quelconques. Pour le moment, en attendant
une finalité publicitaire qui manifestement tarde à
venir, ses idées vont se catalyser dans une sorte de
tautologie informationnelle. Tautologie informationnelle dans
laquelle l'opération fait de la publicité à
elle-même et à son auteur. Ce qui contribue à
renforcer l'inquiétante connotation esthétique
qui lui appartient.
On
peut assister ainsi à une sorte de paradoxe :
une pratique artistique " marginale " qui affirme
sa propre " extériorité " par rapport
aux circuits officiels de l'art; qui fonctionne comme un agent
revivifiant de ces circuits qui sont eux-mêmes obsolètes
et marginaux dans l'univers actuel de l'information. De la
sorte, c'est l'ensemble du système officiel de l'art
qui va apparaître comme vraiment " marginal ",
tandis que dans la pratique artistique de Forest, ouvertement
" marginale ", il faut voir la tentative ultime
de recréer un système de la communication artistique
plus opérationnel et adéquat à la réalité
de notre temps.
2) À la base des opérations socio-esthétiques
de Forest, il y a l'élargissement du concept de
" médium ".
Ce concept se propage du domaine spécifiquement technologique
au domaine plus vaste du " social ". La
société se présente comme un ensemble
de dispositifs qui peuvent être détournés
dans des types de fonctionnement non habituel. Par recours
à la simulation des situations, la logique des dispositifs
mis en jeu (la bourse de la Bourse de l'imaginaire de 1982 ;
les mécanismes d'achat et de vente du Mètre
carré artistique de 1977 ; lexposition de
Madame Soleil à Galliera ou la Biennale de l'an 2000
de 1975 ; la politique et son discours de la Conférence
de Babel de 1983, etc.) passe par des états latents,
ou révélés, qui mettent en évidence
la gratuité ou l'absurde de leurs mécanismes.
Le " jeu socio-esthétique " de
Forest est à l'inverse de la partie tragique engagée
par le terrorisme contre les institutions et les États,
néanmoins on peut considérer que la logique
qui sous-entend les deux choses est identique. Il est incroyable
de constater comment la sociologie académique et officielle
a pu ignorer les grandes possibilités de renouvellement,
à travers des opérations comme celles que Forest
met en uvre. On pourrait dire que Forest indique à
la sociologie la façon de construire d'authentiques
situations expérimentales, et fournit de très
précieuses indications sur les méthodologies
de recherche. Des méthodologies de recherche qui permettraient
de dépasser la stérile opposition entre une
sociologie encore inspirée du positivisme, figée
dans des méthodes traditionnelles se bornant aux questionnaires
et la statistique, et une sociologie dangereusement subjective,
ou, pire encore, littéraire, notamment en France. Forest
fournit, à mon avis, les indications pour faire de
la recherche sociologique une pratique rigoureusement expérimentale
et pourtant inépuisablement créative.
3)
Dans les opérations liées à la perspective
de l' " art sociologique ", la qualité
esthétique résultait de la superposition de
territoires de signifiés hétérogènes :
les procédures d'intervention repérées
par les avant-gardes (de Duchamp au Surréalisme et
aux Situationnistes) appliquées à la recherche
sociale, le " social " comme un nouveau
support pour l'exercice de la créativité, la
sollicitation à la participation, la critique par l'humour,
la tautologie publicitaire, le concept exprimé comme
représentation et mise en scène
Tout cela,
et encore d'autres choses, se trouvait réuni dans les
opérations d'Art Sociologique de Forest leur donnant
une qualité esthétique à la fois inquiétante
et indéfinissable.
Mais,
il y a quelques années, l'activité de Forest
a notablement changé et la qualité esthétique
de ses créations s'est affinée, rejoignant quelquefois
une pureté toute métaphysique. La sociologie
était encore un niveau de surface qu'il fallait dépasser
dans la direction des signifiés et des structures anthropologiques
(à la recherche de l'absolu temporel) ; l'animation,
la provocation, le moralisme
contenus dans les opérations
de l' " art sociologique ", sont
des résidus extra esthétiques qu'il fallait
éliminer pour la réalisation d'une forme pure
de l'esthétique.
Un
pressentiment de cette nouvelle esthétique existait
déjà chez Forest dans son opération de
1973 : " Rue Guénégaud Archéologie
du Présent ". Dans cette action, le public
était invité dans une galerie d'art pour observer,
en prise télévisuelle directe, la vie qui se
déroulait dans la rue. Il y a dans ce travail des implications
conceptuelles et esthétiques qui sont déjà
bien différentes de celles de l' " art sociologique "
qui paradoxalement, pourtant, allait s'affirmer dans les années
qui suivent. En effet, l'opération " Rue
Guénégaud Archéologie du Présent "
interpelle déjà des notions telles que " espace-temps ",
" réalité technologique "
etc. Depuis octobre 1983, Forest est retourné à
sa première inspiration : l'Esthétique
de la Communication, à laquelle il travaille avec ma
contribution, au plan théorique.
En conlusion, nous constatons que la situation anthropologique
actuelle est caractérisée par une conjonction
absolument nouvelle de l'esprit et de la machine. Les technologies
de l'information d'aujourd'hui ont rendu sans intérêt
majeur le niveau sociologique, tandis qu'elles ont créé
une nouvelle sensibilité et des formes nouvelles d'espace-temps.
Les opérations esthétiques, absolument pures,
doivent travailler avec les structures formelles de la communication
et rendre sensible cette nouvelle condition humaine instaurée
par la technologie électrique et électronique.
Les actions de Forest (Ici et maintenant, 1983 ; Hommage
à Yves Klein, 1984 ; Célébration
du présent, 1985) en sont des témoignages édifiants.
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