Vilem
Flusser, encore très peu traduit en France*, est considéré
comme un philosophe de référence dans laire
germano-saxonne, pour tout ce qui relève de la photographie
et des nouveaux médias. Disparu accidentellement, il
a collaboré à de très nombreuses actions
de Fred Forest sur une vingtaine dannées, durant
lesquelles sest développée leur amitié,
en rédigeant une vingtaine des textes à leur
sujet.
Fred Forest ou la destruction des points
de vue établis
Vilem
FLUSSER, (Fontevrault, décembre 1975)
Philosophe
Un
après-midi chaud en 1974, Forest me rendait visite
à Fontevrault en Touraine, où je commençais
à rédiger une phénoménologie des
gestes humains. Nous étions dans le jardin. Je lui
expliquais ma thèse selon laquelle si on pouvait décodifier
la signification des gestes, on aurait trouvé la signification
de l'être dans le monde humain. Forest toujours muni
de son équipement vidéo passait son temps presque
automatiquement à enregistrer mes explications sur
une bande. Je continuais à expliquer, accompagnant
comme je le fais toujours, mon discours verbal par des gestes
appropriés de mes mains et de mon corps. La caméra
que Forest tenait entre ses mains suivait obligatoirement
mes gestes par des " gestes mouvements "
correspondants. Mais ses gestes obligeaient à leur
tour, mes propres gestes, à se modifier en réponse.
Ainsi un dialogue s'était établi, dont les nombreux
niveaux n'étaient pas entièrement conscientisés
pour Forest, ni pour moi, car ils n'étaient pas tous
délibérés. Mes mains répondaient
aux gestes de la caméra, et la modification de leurs
mouvements changeait, subtilement, mes paroles et mes pensées.
Et Forest bougeait non seulement en réponse à
mes mouvements, mais aussi aux pensées que j'articulais
verbalement. Quand ce dialogue très curieux (car non
habituel) s'achevait, Forest présentait immédiatement
la bande sur l'écran vidéo. Nous étions
assis pour la regarder, mais il nous était impossible
de rester calmes. Il nous fallait discuter de la bande quant
au thème dialogué (les gestes), comme de la
transformation de ce thème par la bande elle-même.
Il était regrettable qu'il n'y eut pas à notre
disposition un deuxième équipement de vidéo
pour enregistrer ce nouveau dialogue pour l'ajouter comme
" métadialogue " à la première
bande. (Et ainsi de suite peut-être, en recul infini
)
Beaucoup plus tard à Arles, où je participais
à une table ronde sur le sujet de la photographie,
Forest présentait devant une assistance de photographes
et de critiques réunis, cette bande des gestes. Tout
à coup, je la voyais d'un point de vue radicalement
nouveau. C'était devenu un dialogue " inséré "
dans le dialogue arlésien au sujet de la photographie,
pour démontrer la différence essentielle entre
vidéo et photographie, et pour suggérer une
coopération possible entre les deux médias.
Dans
l'illustration par ce deuxième exemple du type d'action
de Forest, son propos n'est pas aussi évident qu'il
ne lest dans le premier. Son motif initial était
sans doute probablement à son habitude de jouer comme
toujours avec la caméra. (Sa " recherche "
constante) Mais à mesure que l'action se déroulait,
son propos devenait celui de comprendre activement mes explications.
La caméra devenait, comme spontanément, un outil
épistémologique, un instrument pour comprendre.
Mais cet instrument avait un effet direct sur la " chose
à être comprise " : sur mon discours.
- Quand
Forest sentait que son effort de me comprendre changeait mon
explication son propos se modifiait encore une fois. À
partir de ce moment-là, il voulait le dialogue avec
moi au niveau de la bande. Mais le résultat de cette
action était d'un ordre différent de tous ces
divers propos. Dans le contexte arlésien c'était
devenu une bande qui provoquait des dialogues non prévus,
avec des participants imprévisibles, dans des situations
non prévues.
Ce
qui est la preuve : comment un matériau révèle
ses virtualités pendant sa manipulation, et comment
un propos initial change sous l'impact des nouvelles virtualités
ainsi découvertes.
Dans
cet exemple, la méthode suivie par Forest est celle
de l'observation d'un phénomène social (dans
ce cas : moi-même par rapport à Forest)
en acceptant de plus en plus consciemment le fait que cette
observation change et le phénomène observé
et l'observateur du phénomène. Il s'agit en
effet, d'une variation de la méthode phénoménologique.
Mais avec cette différence : en philosophie et
dans les sciences cette méthode est " contemplative "
(un regard), tandis que dans le cas décrit elle devient
participation active. Une " technique ",
un " art ". C'est ainsi, car l'instrument
(l'équipement vidéo), impose, par sa structure
et par sa fonction, une attitude active sur l'observateur.
Il ne s'agit pas ici, d'une reformulation prétendue
de la méthode phénoménologique. Forest
n'a pas choisi la vidéo pour pouvoir observer activement.
Le contraire en est le cas. La méthode révolutionnaire
d'observation était imposée à Forest
par l'instrument à son insu. Mais une fois découverte,
cette méthode peut alors être appliquée
à des phénomènes sociaux les plus variés.
Forest se situe dans la phase d'apprentissage de cette méthode
et je doute qu'il ait saisi encore tout le paramètre
d'action ainsi ouvert par sa méthode. Il y a quelques
années une expérience était menée
dans une maison de retraite à Hyères. Son propos
était double : étudier la situation de
prolétaires âgés après une vie
de pauvreté et de dur labeur (plongés soudain
dans un luxe et un loisir sans autre avenir que celui de la
mort) et essayer d'aider ces gens à sortir de la passivité
en les invitant à faire quelque chose pour donner une
signification à leurs existences. L'expérience
était conduite par une équipe de sociologues,
de Forest et de moi-même en qualité de " critique-observateur ".
Forest était muni, comme à son habitude de son
équipement vidéo et il enregistrait quelques
documents sur la vie quotidienne de cette maison pour retraités.
Ensuite il projetait ces bandes. L'effet de la projection
sur les vieillards était normal : ils se voyaient de
dehors, " altérifiés ",
et ils en étaient fascinés. Il leur expliquait
les manipulations élémentaires de l'équipement,
et les invitait à l'utiliser eux-mêmes avec son
aide. Des groupes se formaient parmi les vieillards, et chaque
groupe réalisait une bande, une sorte de film. II y
a un malentendu très répandu : on considère
la vidéo comme si c'était une sorte de " cinéma-chez-soi ".
Les vieillards faisaient donc des films très primitifs,
ils devenaient des acteurs, des chanteurs, des danseurs, des
clowns, etc. Les différents films étaient ensuite
projetés au cours d'une espèce de festival filmique
où la compétition était suivie d'une
vive discussion en même temps que de querelles séniles.
Forest enregistrait encore cet événement sur
une bande. Dans l'exemple cité de cette action, il
y avait divers propos qui se croisaient d'une façon
complexe. D'abord il y avait des propos sociologiques :
étudier une situation sociale donnée, et utiliser
Forest comme instrument d'investigation. Il y avait le propos
des vieillards : se divertir afin d'échapper un
peu à la stupeur quotidienne en s'appuyant sur la présence
de l'équipe d'animation. Il y avait mon propre propos :
observer l'action de Forest dans un contexte très spécifique
pour pouvoir le critiquer. Et il y avait enfin le propos de
Forest : s'emparer de l'opportunité offerte pour
réaliser une expérience. Ce qui est fascinant
dans un tel engrenage complexe de propos est le fait suivant :
tout propos individuel tendait à transformer les autres
participants en outils, car il se prenait pour " méta-propos ",
mais le résultat en était une coopération
de tous, avec tous : une sorte de " synthèse
de propos ".
Le
propos de Forest était de provoquer les vieillards
à se regarder, et de cesser ainsi de regarder le passé
et le futur (donc: la mort). Il voulait les forcer à
regarder le présent, c'est-à-dire leur " réalité ".
Dans ce cas, la " réalité "
était évidemment, l'aliénation de la
maison de retraite, de la réalité sociale. Donc
le propos de Forest était don-quichottesque :
ces gens étaient condamnés à mourir dans
l'aliénation du confort et de la stupeur ; et
Forest prétendait les rendre conscients de cette inévitable
aliénation en dirigeant leurs regards sur cette situation.
Le résultat s'en traduisait par cette compétition
grotesque de films grotesques. Mais cet engagement don-quichottesque
de Forest peut être généralisé
à partir de cet exemple : cette maison de retraite
d'Hyères n'est-elle pas, en effet, une sorte de modèle
miniature de notre société occidentale actuelle ?
On peut déceler dans ce cas, un aspect fondamental
(bien que non entièrement conscient) de tout l'engagement
de Forest : " être le Don Quichotte de notre
société ". Proposant des films grotesques
pour mieux nous voir mourir.
La
méthode appliquée par Forest dans ce cas a des
rapports directs avec la méthode qu'il a employée
à São Paulo par la suite, lors de la Biennale
de 1975. Il s'agit de créer une distance artificielle
(une " épochée ") pour permettre
aux participants de se regarder du dehors. Seulement dans
le cas d'Hyères il n'y avait aucune ironie dans la
distance. Elle était artificielle, provoquée
grâce à l'artifice de la vidéo, mais il
n'y a plus rien du climat créé " pour
faire comme si " qui régnait à São
Paulo. Ce n'était pas une comédie qui se donnait
à Hyères. Les vieillards n'étaient pas
des comédiens " travestis " comme
l'étaient les artistes de São Paulo. Ils étaient
des personnages tragiques, et ils jouaient à Hyères
une tragédie grotesque.
Je
propose un dernier exemple. Il y a quelques années,
au commencement de sa recherche, Forest a réussi à
convaincre par persuasion et ruse certains journaux en France
et ailleurs, d'inclure dans leurs colonnes des espaces vides.
Quelque part au-dessous de ces espaces, il y avait une petite
mention déclarant: " Cher lecteur, voilà
enfin, ton espace à toi. Tu peux en prendre possession
comme tu le désires et renvoyer la réponse à
Fred Forest. " Des centaines ou des milliers de
réponses à cette provocation ont été
réceptionnées : messages politiques, obscénités,
graffitis loufoques, uvres d'art, insultes, etc. Forest
les rassemblait, les " étudiait "
pour les exposer ensuite et provoquer ainsi une nouvelle réaction
du public.
-
Le propos de cette action n'était pas, je crois, bien
élaboré par Forest à ce stade naïf
de sa recherche. Elle apparaissait plutôt comme un engagement
viscéral contre l'effet massifiant des mass media (spécialement
les journaux), et contre leur structure dictatoriale discursive.
Il voulait rompre le discours infini des journaux en forçant
des espaces ouverts au dialogue. Il y avait, dans cet engagement,
aussi, sa conviction que " l'artiste "
(s'il y en a encore à présent) doit éviter
deux pièges : être récupéré
par les mass media ou les ignorer et devenir ainsi élitiste.
La sortie de ce dilemme consistait pour Forest à s'emparer
des mass media comme s'il s'agissait d'un matériau,
et non d'un moyen de communication. Agir sur, et non dans,
les mass media. Il y avait, aussi, dans cet engagement, la
conviction qu'il faut " animer " les gens
autour de soi pour faciliter l'expression, car la civilisation
de masse étouffe toute tendance créative. Il
voulait forcer les gens à devenir créatifs.
Être un deus ex-machina. Et il y avait certainement
d'autres aspects à son propos. Mais ils étaient
tous liés au propos général de toute
action de Forest : celui de créer une distance artificielle
entre l'homme et son contexte social. Dans ce cas : entre
l'homme et les mass media. La méthode appliquée
à ce cas est la plus raffinée de tous les exemples
choisis. Elle combine (bien que non entièrement au
niveau de la conscience élaborée) les résultats
des recherches dans le domaine de la théorie des jeux,
de la théorie de l'information, et de la cybernétique.
Du point de vue de la théorie des jeux, il s'agit d'une
stratégie pour ouvrir le jeu fermé de la presse
quotidienne à la participation active du paramètre
le plus large du public, et changer ainsi la structure de
ce jeu. Du point de vue de la théorie de l'information
il s'agit d'un essai pour introduire du bruit dans un canal
hautement redondant, et pour changer sa structure discursive
en structure d'un canal qui permet la communication dialogique.
Du point de vue de la cybernétique, il s'agit d'un
essai pour rompre un système complexe comme la presse,
en agissant de dedans, prenant comme point d'appui un point
faible de ce même système. Voilà une méthode
fascinante : ouvrir le jeu de la société, le
rendre plus informatif, rompre ainsi l'appareil établi.
Une méthode trop belle pour être vraie. Pour
un observateur extérieur elle a échoué
pour des raisons évidentes. La presse que Forest voulait
réifier en s'emparant d'elle comme d'un matériau
a finalement absorbé l'intervention de Forest, et elle
a ainsi transformé Forest, à son tour, en outil
de la même presse. Les participants au jeu que Forest
voulait " animer " pour les rendre créateurs
ne sont devenus en effet que des pièces d'un jeu inventé
par lui.
Forest
ne peut pas changer la presse, mais il peut nous montrer ce
qu'elle est. C'est important, car d'une nouvelle vision peut
résulter une action nouvelle. Forest établit,
dans ce cas comme toujours, une série de points de
vue, une série de miroirs qui se renvoient les uns
les autres. Le point de vue du journaliste est réfléchi
par le point de vue du lecteur, qui est réfléchi
par le point de vue du visiteur de l'exposition, qui est réfléchi
par le point de vue du journaliste qui écrit, et ainsi
de suite en progression circulaire et pratiquement infinie.
Un tel labyrinthe de réflexions réfléchissantes
et réfléchies est un outil excellent pour la
compréhension intellectuelle éthique, esthétique
et existentielle d'une situation, car il détruit les
points de vue établis (les idéologies) et il
permet à la situation de se révéler sous
ses multiples facettes. Il permet donc le choix.
Vilem Flusser, décembre 1975
-
La
force du quotidien, Hurtebise, 1973
-
Choses
et non-choses, Jacqueline Chambon, 1996
-
Pour
une philosophie de la photographie, Circé, 1996
-
Les
gestes, HC, mai 1999
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