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Fred Forest - Retrospective
Art sociologique - Esthétique de la communication
Exposition Art génératif - Novembre 2000
Exposition Biennale 3000 - Sao Paulo - 2006

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"AVANT-PROPOS"
Louis-Jose Lestocart Version française
Louis-José Lestocart : l'oeuvre-système invisible ou l'O-S-I Version française
 
AUTEURS
Vinton Cerf Version française
Priscila Arantes Curateur de l'exposition retrospective au Paço das Artes Version française
Michaël F Leruth Version française
Evelyne Rogue Version française
Pierre Restany Version française
Pierre Restany Version française
Annick Bureaud Version française
Pierre Levy Version française
Mario Costa Version française
Jean Deveze Version française
Pierre Moeglin Version française
Frank Popper Version française
Pierre Restany Version française
Pierre Restany Version française
Harald Szeemann Version française
Derrick de Kerckhove Version française
François Rabate Version française
Vilem Flusser Version française
Edgar Morin Version française
Marshall McLuhan Version française
Sophie Lavaud Version française
   
TEXTES DIVERS 
1 - Note de synthese sur la demarche de Fred Forest 
2 - Manifestes art sociologique (1974) et Esthetique de la communication (1983)
3 - L'Esthetique de la communication par Fred Forest (1983)
4 - Manifeste pour une esthetique de la communication
5 - La famille video par Fred Forest (1976)
6 - Apprenez à regarder la television avec la radio par Fred Forest et Pierre Moeglin (1984)   
7 - Pourquoi presenter sa candidature pour le poste de president de la TV Bulgare par Fred Forest (1991)

 

Réenchanter le monde

Ce qu’il y a d’esthétique dans la communication et réciproquement

Pierre MOEGLIN ( Paris Octobre 1994 )

Professeur à l’Université Paris Nord, Laboratoire des Sciences

de l'information et de la communication

 

" La démarche dans laquelle je suis engagé est un travail qui prend pour objet la communication elle-même. Travail de réflexion sur la communication mais aussi pratique d'action à l'intérieur de et sur ce champ ". Analyse de la communication en même temps que pratique de la communication dans l'articulation de ces deux objectifs réside l'essentiel du projet dit de " l'Esthétique de la Communication " dont Fred Forest (1985, p.9) se recommande ainsi qu'à sa suite plus d'une dizaine d'artistes européens et canadiens. *

De ce projet ils n'ont cependant pas l'apanage. Dans les arts plastiques, l'association d'une activité artistique et d'une démarche visant à " construire une phénoménologie de l'imaginaire contemporain " (selon les ambitions de F. Forest et M. Costa) remonte, probablement moins systématisée mais aussi activement revendiquée, à la fin des années 60. F. Forest (1977, p.33) y travailla d'ailleurs lui-même, plusieurs années durant, au sein de l'Art Sociologique, mouvement qu'il présente déjà à l'époque comme " une éthique et une praxis de la vie qui fonde ses moyens sur l'élaboration empirique d'une pratique sociologique sous prétexte de l'art, ou si l'on préfère sous son couvert ".

De l'Art Sociologique à l'Esthétique de la Communication, il y a toutefois transformation et ruptures. Si celles-ci tiennent aux circonstances et à l'itinéraire personnel de tel ou tel artiste, y intervient aussi plus fondamentalement une double prise de conscience effectuée au même moment et par un grand nombre de plasticiens : prise de conscience, d'une part, du rôle majeur que, conjuguant leurs efficaces respectives, audiovisuel, informatique et télécommunications se mettent à jouer dans la " vie ", ouvrant à l'intervention artistique autant de champs et d'objets nouveaux, prise de conscience, d'autre part, des prétentions exorbitantes de l'idéologie du " tout communicationnel " se présentant avec insistance comme le paradigme unique d'une modernité dont, selon Michel Serres (1985), il devient alors urgent de " décrypter les messages ".

Face à une prétention aussi insistante, l'impératif critique ne s'impose pas moins aux artistes de la communication qu'aux chercheurs sur la communication. Décryptage d'autant plus urgent que, jouant des effets auto-réalisateurs, les succès de la communication se nourrissent d'eux-mêmes. Hors de la communication, point de salut… surtout quand ce sont les communicateurs qui, simultanément, apprécient et font savoir ce qui mérite d'être sauvé. Tel est le contexte par rapport auquel le projet d'une esthétique de la communication demande à être appréhendé.

Média contre média

Les moyens des artistes ne sont pas ceux des chercheurs. Quand ceux-ci démontrent en s'appuyant sur les ressources de l'investigation et avec la distance requise par l'analyse, ceux-là montrent en s'essayant à faire des systèmes de communication eux-mêmes les outils en même temps que la matière de leur décryptage.

*Ce texte est publié avec l'aimable permission de Louise Poissant, professeur à l'Université du Québec à Montréal, coordonnatrice d'un ouvrage collectif où il figure à paraître aux Presses de l'Université du Québec).

Aussi les productions " les plus spécifiquement fortes, les plus fortement spécifiques " (Fargier 1981, p.5) s'attachant à ce qu'il y a de médiatique dans notre modernité sont-elles celles qui le font de l'intérieur même des médias. " Il s'agit presque toujours, explique J.-P. Fargier, de bandes et d'installations qui s'en prennent, d'une façon ou d'une autre, à la télévision. Qui prennent la télévision tour à tour pour cible, adversaire, rivale, alter ego, référent, matière première, modèle, exemple négatif, déchet, bref pour Autre ". Et d'évoquer Nam June Paik, Wolf Vostell, Douglas Davis ainsi que Bob Wilson et même Jean-Luc Godard. Tom Sherman (1981, p.28) mériterait de l'être également pour sa définition de la vidéo d'artiste : " une télévision dont la particularité fait toute la différence ".

Pourtant, artistes de la communication et chercheurs sur la communication partent les uns et les autres de la même question : d'où vient, au sein de notre modernité, la place centrale dévolue à la vidéo, à l'ordinateur et aux télécommunications ? Certainement pas, répondent-ils en substance, de la sophistication de ces technologies, induisant une différence de degré mais non de nature par rapport aux outils précédents. Elle vient davantage de ce qu'en poussant à leur limite des phénomènes qui ne sont pas tous nouveaux - plusieurs sont déjà en germe dans la première révolution industrielle -, les utilisations qui en sont faites sont à ce point systématiques qu'elles révèlent mieux qu'auparavant la dimension de médiatisation que comporte notre relation aux autres et à nous-mêmes ainsi que l'accès que nous avons au travail, au loisir et à la culture. Et, ce faisant, qu'elles révèlent aussi ce que, via les médias électroniques, cette médiatisation peut avoir de spécifique.

Certes, le livre et l'écriture en général restent probablement les modes de loin les plus employés. Mais l'hypothèse est que ce ne sont plus eux qui structurent prioritairement notre existence et cristallisent nos représentations. Comme l'écrit R. Charrier (1992, p.96), prolongeant M. McLuhan et J. Goody, " Si les textes s'émancipent de la forme qui les a convoyés depuis les premiers siècles de l'ère chrétienne (…) ce sont, en effet, toutes les technologies intellectuelles, toutes les opérations à l'œuvre dans la production de la signification qui se trouveront modifiées. " À quoi correspond ce propos de F. Forest ( 1985 ), élargissant la perspective aux rapports entre télévision et peinture : " Les premiers pas d'Armstrong sur la lune suivis sur l'écran cathodique par des centaines de millions de téléspectateurs ressourcent notre émotion d'homme contemporain bien plus que ne peuvent le faire le sourire de Mona Lisa et le pinceau de Leonardo aujourd'hui ".

C'est de cette dématérialisation de la communication par dissociation du message et du médium, de la cause et de l'effet, de l'objet et de son référent, que découlent les symptômes de la modernité communicationnelle : accélération et transnationalisation des réseaux d'information, informatisation des échanges et autres activités quotidiennes, déréalisation du lien social et de l'espace public et dualisation croissante de la collectivité soumise à une modernisation à marches forcées qui accentue (plutôt qu'elle n'atténue) le clivage entre ceux qui décident et ceux qui exécutent (Virilio1988).

Exaspération

En dehors de tout jugement de valeur, pour commencer du moins, simplement favorisée et exemplifiée par les artistes, la révélation de ces phénomènes tend déjà à acquérir un statut proprement esthétique. Caractéristique, à cet égard, le commentaire de D. PaIni (1982, p.27) à propos des vidéos de Bob Wilson sur le " fonctionnement hémorragique de la télévision " : " ce n'est donc pas à partir d'un déni du fonctionnement télévisuel que Wilson invente ces spots, mais c'est en exaspérant sa logique ".

La même " exaspération " vaut pour tout autre média :  " Travailler avec les médias, sur les médias, travailler les médias, c'est la même chose ", écrit Jochen Gerz. Et de préciser : " L'un n'existe pas sans l'autre. Je ne fais pas de la peinture, de la sculpture, du dessin, mais j'utilise la photographie, le texte, le son, mon corps et aussi l'image mobile. " (in Le Nouene 1986, p.13). C'est pourquoi les artistes en question ne sont à proprement parler ni peintres ou photographes, ni sculpteurs, ni vidéastes ou infographistes, bien qu'utilisant les supports propres à ces arts et en les combinant assez souvent avec des modes plus traditionnels. Ce qui justifie l'appréciation de Claude Faure (1991, p.46) pour qui " les nouvelles technologies appliquées aux arts n'ont pas de territoire autonome ".

Inversement, recourir aux nouvelles technologies ne suffit pas davantage pour devenir artiste de la communication. Ce n'est que par une fâcheuse confusion qu'il arrive aux cinéastes et vidéastes expérimentaux ou praticiens des arts " technologiques " d'être rangés du côté de ceux qui s'attachent à ce qu'il y a d'esthétique dans la communication. En fait, ils mettent seulement de nouvelles surfaces d'inscription et d'autres matériaux au service de préoccupations inchangées. Tout en ayant tort de tenir pour révolues les pratiques liées à la " peinture infographique ", alors que tout montre qu'elles ne disparaîtront pas aussi vite (qu'il le voudrait). Roy Ascott (1990, p.73) les caractérise pertinemment en expliquant que " même s'il était parfois réduit à des expressions saisissantes de simulation, c'est le monde réel qui demeurait encore la référence principale. La toile était numérisée, c'est tout ".

Aussi les tenants des arts électroniques relèvent-ils des pratiques artistiques traditionnelles ou (par le design) de l'imagerie industrielle. En tout cas, ils continuent, à la surface des écrans et en s'aidant de dispositifs renouvelés de visualisation, à produire des œuvres où, pour reprendre la formule de Bill Viola (1984, p.72) l'image est " considérée comme un arrêt du temps, une action suspendue, un effet de la lumière ". Plus méchamment à leur propos, Wolf Vostell s'exclame : "  la vidéo, c'est l'aquarelle de demain ! "" (Sorin 1981, p.13).

Les artistes de la communication, de leur côté, ne visent pas en priorité à produire des images. C'est plutôt contre les images qu'ils produisent autre chose. Toute la question va être de savoir quoi.

Dispositifs

À l'intersection de la démarche scientifique et de la pratique artistique, ils réalisent des dispositifs de communication. Moins des installations ou des environnements que de véritables protocoles à finalité heuristique supposant, pour commencer, une familiarité avec ce que Piotr Kowalski (1991, p.15) appelle " la connaissance objective " des phénomènes en jeu : " seules la science et la connaissance objective permettent cet accès au réel sur lequel tout artiste veut agir et qu'il veut manipuler ".

Familiarité avec la " connaissance objective " allant parfois jusqu'à des collaborations avec des chercheurs en communication : la recherche fournit aux artistes les moyens d'appréhender les situations de communication et ceux-ci, en retour, lui présentent des situations expérimentales plus significatives que celles de la réalité. L'exemple de Roy Ascott (1991,p.19) est caractéristique de ce que donne ou pourrait donner un tel aller et retour. Évoquant ses lectures de N. Wiener, il écrit : " J'eus alors la révélation qu'un art comme le mien, au centre duquel était posée la question du changement, pouvait trouver dans les concepts de rétroaction, d'interactivité et de relation, des axiomes équivalents à ceux que l'anatomie, le dessin d'après modèle et les études formelles avaient fourni à l'art du passé ". Dépassant ce qu'il appelle la " cybernétique primaire ", il travaille alors à implanter des réseaux dont l'une des applications les plus significatives est, en 1983, " La plissure du texte ". Il s'agit, par la télématique, d'une des premières expériences, autant sociologique qu'esthétique, d'écriture à distance en temps réel et à deux niveaux, chaque groupe local, dans seize villes du monde, élaborant en direct sa contribution à un texte collectif.

D'autres artistes, notamment aux côtés de Fred Forest, Natan Karczmar, Stéphane Barron, Christian Sevette ou Mit Mitropoulos, ont, sinon poussé plus loin, du moins recherché plus systématiquement ces collaborations avec des équipes de chercheurs. Par exemple, lors de séances où deux danseuses avaient à coordonner leurs gestes pour réaliser à distance un ballet interactif, Mitropoulos met au point à la fin des années 80 des protocoles quasi expérimentaux où, mieux que dans les situations réelles, transparaît la fonction des procédures et stratégies de communication non verbales en visioconférence.

Crise et critique de la modernité

Reste que ces échanges de bons procédés par fertilisation mutuelle, exceptionnels de toute façon, ne correspondent qu'à une toute petite partie du chemin que font en parallèle démarche scientifique et pratique artistique avant que les artistes de la communication ne dépassent avec les moyens qui sont les leurs ce qu'ils connaissent (souvent fort bien) des approches sociologiques ou psychologiques de la communication.

À quelle fin ? Pour illustrer ce que, d'un point de vue critique, elles disent de la modernité communicationnelle mais surtout pour rendre compte sur un mode plus sensible qu'intelligible de la crise constitutive de cette modernité. En d'autres termes pour exprimer à leur manière ce qui ressort de ces analyses et surtout pour répondre aux questions qu'elles formulent sans arriver toujours à y répondre.

Crise de la modernité, en effet, dont la nature a bien été analysée par M. Weber (1963, pp.69-70) posant la question de ce qui fait la supériorité de l'homme moderne sur l'Hottentot. Selon lui, cette supériorité ne provient pas de la connaissance que le premier a de son environnement. Au contraire, si l'un des deux l'emporte à cet égard, c'est bien l'Hottentot. Celui-ci, en effet, " sait parfaitement comment s'y prendre pour se procurer sa nourriture quotidienne et il sait quelles sont les institutions qui l'y aident ". En comparaison nous-mêmes, qui utilisons quotidiennement le tramway, n'avons aucune idée du mécanisme permettant à la machine de se mettre en marche. Ce qu'en revanche nous savons, ajoute Weber, c'est que nous pouvons compter sur le tramway. Là est toute la différence : le sauvage vit entouré de puissances mystérieuses et imprévisibles qu'il cherche à conjurer par la magie tandis que le civilisé croit que, s'il le veut, il peut " maîtriser toute chose par la prévision ". Cette croyance lui vient du processus millénaire d'intellectualisation résultant de la science et du progrès technique et que traduit, ce que M. Weber appelle, le " désenchantement du monde ".

Or, depuis l'époque de M. Weber, ce processus s'est amplifié et, tandis que le désenchantement n'a cessé de croître, la croyance elle-même pose de plus en plus de problèmes. Ce n'est pourtant pas que les nouvelles technologies de communication ne cherchent à accréditer l'idée d'un contrôle généralisable partout, d'une transparence universelle et d'une capacité d'intervention omnibus, pourvu que nous le voulions. Cette idée s'est même tellement répandue que lorsqu'elle rencontre des résistances - pandémie, krach boursier, poussée de barbarie -, celles-ci sont proprement incompréhensibles. Peut-être, nous disons-nous avec de moins en moins de conviction, est-ce que nous ne voulons pas assez les surmonter. Naguère, en France, le présentateur d'un bulletin météorologique fit cette expérience, moins canularesque qu'on ne pourrait le penser, d'inviter les téléspectateurs à signer une pétition pour réclamer le retour du beau temps… Or le problème est justement que toutes les pétitions du monde ne peuvent faire revenir le beau temps. L'hyper rationalité se retourne en son contraire, laissant percer son irrationalité sous-jacente. Aussi, sur ces deux versants, la critique de la modernité alimente-t-elle la plupart des approches critiques. Le versant " désanchantement du monde " transparaît par exemple de la " perspective crépusculaire de la modernité " propre à W.Benjamin (1982, p.113) ainsi que, dans un autre contexte, de la dénonciation par J. Habermas (1973) de la " colonisation du monde vécu " par des " contraintes systémiques " qui font de l'utilité par rapport au système économique, l'unique critère pour juger de l'ensemble des activités humaines. Associée à l'autre versant - celui de l'irrationalité - elle se retrouve aussi dans les analyses de J. Baudrillard (1983, p.16) sur " l'hypertélie ", excès " fatal " de causalité et de finalité, se présentant comme la réponse des sociétés modernes à leur fragilité croissante. Réponse on ne peut plus illusoire, cependant, car, à la fois vecteur et facteur de cette " hypertélie ", le " délire de la communication " (p .95) révèle les limites même d'une modernité dont la volonté de maîtrise universelle procède en fait d'une paralysie fondamentale : le sens se perd sous l'accumulation des signes. Probablement est-ce en songeant a con trano à l'enchantement de l'Hottentot ou de son frère des sociétés traditionnelles que l'ethnologue G. Balandier (1985, p.197) diagnostique : " Dans ce brouillage résultant de l'augmentation et de l'accélération des flux médiatiques, le sens s'estompe ".

Pour une diététique de la communication ?

" Faut-il trouver une diététique de l'information ? ", s'interroge alors J. Baudrillard (1983, p.18). Dans ce sens une solution serait de faire confiance à la raison : laisser à la saturation des réseaux et aux surcharges de l'information le soin de faire la démonstration de leurs effets paralysants. Pour qu'en contrepartie, des usages renouvelés de ces systèmes favorisent ce que J. Habermas (1973, pp.67-68) nomme " une discussion publique, sans entraves et exempte de domination (…) seul milieu au sein duquel est possible quelque chose qui mérite de s'appeler "rationalisation" ".

Nombreux sont les chercheurs, à l'instar de J. Habermas, à compter sur la régénération de la communication par la " raison communicationnelle ". Le problème est cependant celui des conditions de possibilité et de la réalisation concrète d'une telle revitalisation de l'espace public. Que vaut en effet la " situation idéale de discussion sans entraves " qui vient d'être suggérée quand aucun indice en provenance de la sociologie ou des sciences politiques n'arrive jusqu'à maintenant à corroborer l'idée qu'elle pourrait favoriser, télématique et télévision interactive aidant, l'avènement d'un " nouvel espace public " (Ferry 1989) ? Au contraire, les nouveaux médias ne font-ils pas qu'ajouter au tintamarre ambiant ?

Ou bien, deuxième solution, faut-il attendre que la raison opère contre elle-même, ainsi que le suggère J. Baudrillard (1983, p.217) : " Le travail de la raison n'est pas du tout d'inventer des enchaînements, des relations, du sens ; de tout cela il y en a en excès au départ - c'est au contraire de (…) désaimanter les constellations, les configurations inséparables pour en faire des éléments erratiques voués ensuite à trouver leur cause ou à errer au hasard " (p.217). À nouveau cependant, on discerne mal dans quelles conditions la raison, poussant son rôle critique jusqu'à se faire subversive, pourrait s'engager elle-même dans un processus de régression appelé à déboucher sur désordre et hasard.

Symétriquement de part et d'autre, on le voit, les théoriciens critiques de la modernité rencontrent de semblables apories. Au-delà du pessimisme initial, leurs hésitations sont celles dont témoignaient déjà les penseurs qui les précèdent. Tels M. McLuhan, oscillant entre la dénonciation de la massification culturelle et l'éloge du village global, ou les théoriciens de la cybernétique , y voyant tour à tour et contradictoirement la " machine à gouverner " idéale (le Père Dubarle en France notamment) et l'origine de l'aliénation suprême (N. Wiener ).

 

Désordre de l'ordre

À l’origine de ces apories et des oscillations qui en découlent l’ambivalence propre à l’arraisonnement par l’emprise communicationnelle. La pratique artistique est bien placée pour en rendre compte. D'un côté en effet, le régime d'une communication affectée par l'industrialisation et travaillant par l'industrialisation de la société à la standardisation et à la normalisation des comportements ainsi qu'à la généralisation du régime de la marchandise qu'Horkheimer et Adorno (1983, p.129) dénoncent comme la " loi d'airain " de la production des biens culturels. De l'autre côté, dans le moment même où il conditionne et normalise, ce régime laisse quand même toujours place à la distance critique. D'autant plus critique que son conditionnement est plus violent, ne resterait-il au consommateur qu'à s'incliner devant le triomphe de la publicité mais " tout en sachant très bien à quoi s'en tenir " (Horkheimer et Adorno 1983, p.176).

Dialectiquement l'aliénation maximale crée donc les conditions optimales pour le retour de l'Hottentot : le comble de l'assurance supposée avoir tout prévu ne fait, par défaut, qu'accentuer davantage l'imprévu de l'accident et de la panne, qu'ils soient voulus ou accidentels. Le désordre ne surgit pas contre l'ordre ; il est dans l'ordre. Et c'est à le faire sentir que travaillent les artistes de la communication, sur le mode de la contestation radicale (comme Vostell ) ou sur celui du jeu (comme Paik et Forest). Programmés pour être imprévisibles, les paysages d'E. Samakh et les robots interactifs de Norman White sont à cet égard les illustrations par excellence de cette association qui, dans le même mouvement, lie l'ordre et le désordre, niant l'ordre par le désordre. Symboles de la raison calculante, ils visent à réenchanter la communication pour réenchanter le monde.

Réenchanter le monde

Dans cette entreprise l'expérience de la communication et celle de l'esthétique se conjuguent étroitement : réenchanter la communication, ce n'est pas uniquement voir et faire voir sa part sensible toute d'opacité et d'imprévisible. Ce n'est pas non plus seulement s'essayer à " concevoir la culture (éthique) d'une nature " technologisée " (Musso 1991, p.108). C'est tout autant, en sens inverse, voir et faire voir la dimension de communication au cœur de toute expérience esthétique. Significatif de cet aller et retour où se confortent mutuellement les deux formes de réenchantement, l'usage de la télématique par Roy Ascott (1991, p.21) : " Au fond la télématique rend explicite ce qui est implicite dans toute expérience esthétique, au cours de laquelle l'élément créatif se trouve également réparti entre la perception du regardeur et la production de l'artiste. La notion d 'auteur collectif (dispersed authorship), déterminante dans les œuvres que je propose, souligne à quel point l'interactivité caractérise toute démarche artistique contemporaine. L'interface est un seuil ouvert sur l'indécidable, sur un espace aux potentialités matérielles et sémantiques infinies ". Or, l'ouverture de cet " espace " suppose la conjonction des deux expériences. Le geste qui la rend possible est en effet simultanément, d'une part, celui qui permet de faire échapper les pratiques réelles de communication au déterminisme de ce qui lui est prescrit par les modes d'emploi et, d'autre part, celui qui, dans l'expérience artistique, instaure ou restaure le principe d'une invention partagée entre ceux qui conçoivent et ceux qui reçoivent l'œuvre.

La même conjonction se retrouve, en un contexte différent, exprimée par la " théorie du lapin " de T. Sherman (1982, p.28) exposant sa " théorie du lapin ". Reprise, au départ, de la critique de la consommation télévisuelle :

" Nous avons tous appris à recueillir à la télévision une information de bas calibre à travers les formules redondantes, la force implacable de la narration dramatique et le sensationnalisme visuel des effets spéciaux. " Que faire ? " Il nous faut nous libérer de ce conditionnement. Il nous faut sortir, marcher, respirer l'air pur, pour nous retrouver nous-mêmes. Lorsque nous reviendrons devant notre télévision, il sera évident une fois de plus que la programmation est un peu toujours la même ". Néanmoins, si, en cours de route, nous avons fait la rencontre inattendue d'un lapin (et, ajouterons-nous, même si ce n'est pas celui d'Alice, " le lapin imprévisible peut cependant nous faire voir les choses d'une manière différente ".

D'où surgira le lapin ? Il y a peu de chances que ce soit encore des images elles-mêmes. T. Sherman le suggère en nous conseillant d'aller prendre l'air. F. Forest (1985,p.9) le confirme : " l'inflation des images conduit inévitablement à leur dévaluation. L'Esthétique cherche ailleurs que dans l'incarnation du signe plastique ses terrains d'élection ". À moins, comme le suggère B. Viola (1984, p.72) que l'image ne soit pas là où l'on croit mais " dans la tête du spectateur (…) et c'est l'interaction entre le spectateur et l'image qui compte ".

" Ailleurs que dans l'incarnation du signe plastique ", l'intervention artistique produit des dispositifs dont il n'y aura rien d'autre à attendre que de l'inattendu. Correspondances inattendues par exemple entre deux espaces - deux villes, deux musées, deux acteurs et deux langues - chez D. Davis, l'un des premiers artistes (Jochimsen 1985, p.234) à solliciter les communications par satellite en temps réel. Correspondances plus inattendues encore entre deux temps, avec Dan Graham faisant cohabiter par des mécanismes de rediffusion légèrement différée l'image présente et celle enregistrée quelques secondes auparavant. Ou bien, plus frappantes encore, correspondances entre deux époques ou deux lieux tellement différents, comme l'écrit Derrick de Kerckhove (1988, p.122) à propos notamment de Tom Klinkowstein et Jean-Marc Philippe, que " le problème n'est plus de savoir comment être à deux endroits à la fois, mais plutôt de savoir que dire et que faire de l'espace entre deux ".

L'on pourrait multiplier les exemples, l'important étant toutefois de se garder de perdre de vue ce qui fait la spécificité des arts de la communication. Pas plus qu'ils ne se confondent avec les arts électroniques, pas plus ils ne sauraient être tenus pour l'annexe ou la réserve de créativité des sciences de la communication.

Quoi qu'en disent à cet égard chercheurs et parfois artistes de la communication eux-mêmes, il serait vain notamment de prêter à ces derniers, sous prétexte de leur compétence en imprévu, des talent du type de ceux que l'économiste A. Le Diberder (1993, p.69) par exemple croit trouver chez le Nam June Paik de 1963 : " Les 73 distorted Tv sets y constituèrent la première traduction de ce qui était, à l'époque, une intuition de génie : le destin du téléviseur va au-delà de la télévision (…) En franchissant la limite d'une télévision de pure réception, et avec plus de trente ans d'avance, Paik se moquait des protocoles et des interfaces classiques, pour proposer deux révolutions : la télévision interactive et une nouvelle interface avec l'utilisateur. " Paik, en d'autres termes, aurait eu, avant sociologues et spécialistes du marketing, la prescience des nouvelles formes de télévision.

Vision réductrice et faussée, selon nous, car si Paik se moquait probablement en effet des interfaces classiques, il se moquait tout autant d'inventer la télévision interactive. Ce qui l'intéressait - et continue de l'intéresser - c'est ce qu'il y a d'interactif dans la télévision. C'est dire, plus généralement, que dans le parallèle et les recoupements circonstanciels qui peuvent, le cas échéant, être établis entre Esthétique et sciences de la communication, il serait illusoire de discerner les prodromes d'une synthèse par confusion des genres. Serait-elle placée sous le patronage prestigieux d'un nouveau Bauhaus….

Références bibliographiques

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-Sherman, Tom (1981): " La Théorie du lapin et la transformation psychologique des données ", in Musée d'art contemporain (1982): Un aspect différent de la télévision. Tom Sherman: Vidéogrammes et écrits, Montréal, mars--avril 1982, pp.23-28.

-Sorin, Raphael (1981): " Comment en finir avec la télévision. Dix tentatives de Wolf Vostell ", Artpress hors série spécial " Audiovisuel ", juin-août 1982, pp.12-13.

-Viola, Bill (entretien réalisé par R. Bellour avec) ( 1984 ): " L'espace à pleine dent ", Cahiers du Cinéma n°hors série (1986), " Où va la vidéo ? ", pp.65-73.

-Virilio, Paul (1988): La Machine de vision, Paris, Galilée.

-Weber, Max (1963): Le Savant et le politique, Paris, UGE, traduction française, réédition.

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