http://www.webnetmuseum.org/html/fr/expo_retr_fredforest/textes_divers/2manifsts_art_socio_fr.htm#text
4.
1975--
ART SOCIOLOGIQUE ET LE COLLECTIF d'ART SOCIOLOGIQUE PAR PIERRE
RESTANY
Domus, N°548,
Milan, juillet 1975
1965-1975 : dix ans de lente
désobjectivation, de dématérialisation
continue de l'art. Minimal art, land art, arte povera, body
art, process art, cool painting : tous ces différents
processus de désobjectivation ont proliféré
au rythme d'expansion de la nébuleuse de l'art conceptuel.
Au fur et à mesure que l'art contemporain perdait sa
composante esthétique traditionnelle (œuvre) au profit
de sa composante morale (comportement) un phénomène
de compensatoire de récupération objective se
produisait au niveau de l'enregistrement de l'action ou de
la méthode de lecture
de la proposition conceptuelle.
La mise en situation critique
de l'art par les artistes eux-mêmes a abouti à
un changement radical dans les termes de la communication.
C'est le contenu critique de la démarche artistique
qui s'est auto-objectivée, en quelque sorte, à
travers les moyens techniques de sa propre documentation.
Le livre conçu comme lieu de recherches, la photographie,
l'audio visuel ont connu un immense développement.
Nous voici à la fin
de cette décade de prémutation anthropologique,
confrontée avec un matériel documentaire dont
l'abondance ne fait que croître. Le produit de l'ensemble
de ces activités critiques enregistrées et objectivées
constitue le fait socioculturel majeur de notre époque.
Parler dès lors d'art sociologique devient tentant
et d'ailleurs les faits nous y poussent. Dans un contexte
publié dans le quotidien français " Le Monde
" du 10 octobre 1974, Hervé Fischer, Fred Forest et
Jean-Paul Thénot, annoncent la création d'un
" Collectif d'Art Sociologique ". Ce collectif, " par sa pratique
artistique tend à mettre l'art en question, à
mettre en évidence les faits sociologiques et à
visualiser l'élaboration d'une théorie sociologique
de l'art ". Le professeur Bernard Teyssèdre s'est fait
le porte parole d'une conception plus élargie de l'art
sociologique et au cours de ses diverses manifestations axées
en ce sens qui ont eu lieu durant cette saison, on a pu percevoir
des tiraillements entre le noyau opérationnel " dur
" des trois membres du collectif et l'intervention plus flexible
du professeur poète (1) Ces tiraillements ne vaudraient
même pas la peine d'être mentionnés dans
Domus s'ils n'étaient pas significatifs du vrai problème.
Hervé Fischer et ses exercices pédagogiques
de l'hygiène de l'art (peinture essuie-mains, pilules
anticonceptuelles, signalisation artistique), Fred Forest
et ses animations vidéo filmées, Jean-Paul Thenot
et ses enquêtes statistiques, font de la sociologie
de l'art, purement et simplement. Mais ils en font en tant
que " pratique artistique ". Et cette pratique se fonde sur
un fait précis : la saturation de la sensibilité
collective par les mass media. Tous les moyens sociologiques
sont bons (à commencer par l'usage diversif des mass
media eux-mêmes) quand il s'agit d'éveiller l'homme
à la conscience de sa " massification " psychosensorielle.
Lorsqu'Hervé Fischer
recouvre les panneaux de signalisation dans les rues d'inscriptions
telles que : " Art qu'avez-vous à déclarer ?
" ou " Attention à la peinture ", il nous rappelle
que l'art s'identifie à la notion de frontière
culturelle et correspond à un clivage social. Les œuvres
qui passent la ligne de démarcation sont des marchandises
à valeur déclarée. Lorsque Fred Forest
publie dans tel ou tel quotidien un carré blanc (c'est-à-dire
un espace vide) en invitant le lecteur à le découper
et à lui remettre dûment rempli (c'est-à-dire
à s'en servir pour lui transmettre librement un message),
quand ce même Forest offre aux vieillards d'une maison
de retraite les moyens de faire un film où ils se racontent
eux-mêmes, son but est de stimuler l'urgence expressive
latente du public le plus anonyme et de lutter contre la passivité
paralysante de la communication. Les enquêtes et les
sondages d'opinion de Thénot sont basés sur
l'effet choc de la demande qui provoque la réponse.
Il entend rendre lisible et compréhensible l'opération
de " questionnement". Son travail acquiert de ce fait une
valeur didactique non coercitive.
L'accent est délibérément
porté sur l'effet didactique, révélateur,
libérateur de la méthode, beaucoup plus que
sur l'analyse du résultat. Ces méthodes ont
un aspect systématique et à la limite naïf,
qui risque de les faire apparaître, bien minces, par
rapport à l'enjeu socioculturel des démarches
assumées par les protagonistes du land art, du process
art, du body art, de la peinture froide ou de l'art conceptuel.
Je pense par exemple à la prémonitoire subversion
de l'objet chez Beuys, héritier freudien du nouveau
réalisme; à la portée capitale du passage,
chez Kossuth, de la représentation à la présentation
de représentativité de l'objet tangible, au
blow-up de la définition dans le dictionnaire. Je pense
à "l'azérotation " de Vincenzo Agnetti, à
la mise à l'épreuve du corps par un Vito Acconci,
à la situation-limite visuelle d'un Buren. Je pense
aussi à l'intuition fondamentale de l'autonomie du
langage audio-visuel chez Nam June Paik, héritier électronique
de John Cage et d'Allan Kaprow.
Les méthodes du collectif
ont en revanche un immense avantage : celui d'être assumé
clairement en tant que telles, sans faux-semblants et en parfaite
honnêteté intellectuelle. La fermeté idéologique
du collectif est le fondement positif de son dynamisme. Mais
ce menu spartiate est un peu trop austère pour un gourmet
intellectuel tel que Teyssèdre (1). En étendant
le concept d'art sociologique à la mise en question
de l'entier contexte artistique (idéologique, économique,
politique) et d'autre part à l'analyse des moyens de
communication et des circuits de diffusion de l'art contemporain,
il arrive à recouvrir le champ tout entier - ou presque
- des recherches désobjectivantes de la décade
1965-1975.
La motivation d'une telle extension
est évidente. Mais alors toute expression artistique
présente un intérêt sociologique. Toute
peinture, toute sculpture, toute architecture constitue un
fait social. Ce n'est pas pour rien qu'il existe une sociologie
de l'art, au même titre qu'une sociologie du langage.
Pour parer à ce danger d'excessive dilution Teyssèdre
tente de limiter le champ sociologique par le biais de l'ontologie.
La démarche sociologique commence à partir de
la néantisation de l'ego. Est sociologique toute démarche
qui tend à l'abolition du moi-sujet, à la parfaite
objectivité dans le non-individualisem de la proposition.
Les bandes verticales de Buren, par exemple, lui paraissent
plus anonymes que les bandes horizontales de Parmentier, qui
s'obstine à revendiquer une "personnalité d'artiste
".
Comment doser, dès lors,
la part du moi-sujet, dans la désobjectivation de l'œuvre
? Aucun artiste conceptuel, que je sache, ne s'est jamais
effacé derrière le système de langage
qu'il nous propose. Le code analytique de perception auquel
il nous renvoie demeure le sien, l'émanation de sa
conscience, le sceau de sa responsabilité.
C'est en fin de compte le rapport
moi + le code qui fonde toute l'opération de communication
conceptuelle. Mais nous passons, là, du domaine de
la sociologie à celui de l'anthropologie culturelle.
Ce qui demeure déterminant
c'est la constance du glissement en sens inverse, de l'anthropologie
à la sociologie…En plus des motivations évidentes
de couverture idéologique, il faut chercher la raison
profonde de ce phénomène qui, s'il n'est pas
radicalisé avec autant de subtile fougue que chez Teyssèdre,
n'en existe pas moins un peu partout à l'état
latent dans la presse critique (ou auto-critique) spécialisée,
en Europe comme aux USA ou au Japon. Et cette raison n'est
que trop logique : elle réside dans l'irrésistible
tentation de récupérer scientifiquement l'entier
appareil critique et documentaire de la recherche conceptuelle.
En usant à l'extrême de la flexibilité
des moyens à sa disposition, l'art conceptuel a su
maintenir au sein du monde cloisonné et fonctionnel
des mass media, la brèche ouverte d'une technologie
ad hoc. Ainsi se sont développées les dimensions
nouvelles de l'écriture, de la notation codée,
de l'enregistrement sonore et audiovisuel. Toutes ces propositions
de langage faisant appel à la méthodologie des
sciences humaines, on peut parler aujourd'hui d'analyse artistico-structurale,
d'art sémiologique, d'ethnographie ou d'archéologie
culturelle. Le dénominateur commun à tous ces
emprunts méthodologiques demeure le fait social qui
les sous-tend, le document justificatif.
Ce repérage sociologique
ne se limite pas à l'analyse scientifique du problème.
Sa valeur discriminante générale en fait, ipso
facto, l'instrument de la récupération économique.
On apprend à lire le langage conceptuel comme on déchiffre
une partition musicale ou comme on regarde un film d'auteur.
Et sur cette dimension de la communication se fonde un nouveau
marché de l'art : cette décade 1965-1975 a vu
naître un marché nouveau du livre, de la photographie,
de la bande sonore, du film d'amateur (super 8), de la vidéo
tape.
En récupérant
l'art conceptuel, les sociologues en tout genre ont fait le
jeu des marchands, alors que l'art sociologique, celui du
collectif en tout cas, n'a pas vocation à devenir,
à court terme, une valeur du marché, mais une
valeur morale. Un bien culturel, où les critères
de beauté et du commerce, qui sont inhérents
à l'art traditionnel dans la société,
se muent et se magnifient en actes de vérité.
Les artistes conceptuels qui n'en sont pas dupes ont saisi
l'occasion au bond. La science analytique est venue au secours
de leur conscience bonne ou mauvaise.
L'immense matériel anthropologique
que nos artistes conceptuels sont en train d'accumuler se
déverse sur le nouveau marché, totalement dédouané
par l'étiquette sociologique. Les jeunes du collectif
d'art sociologique auront fort à faire dans leur campagne
"prophylactique ". Ils ont entrepris une véritable
course contre la montre. Ils n'auront pas fini le nettoyage
par le bas, qu'il leur faudra commencer le nettoyage par le
haut…
Soyons réalistes. Si
la sociologie de l'art a contribué à faire du
concept une nouvelle valeur marchande, ce compromis généralisé
débloque d'un seul coup toute la situation. C'est sans
doute à ce prix qu'il nous faudra payer la mutation
anthropologique tant souhaitée, la révolution
de nos sensibilités.
Pierre Restany, Paris, Mai
1975
(1)-Bernard Teyssèdre,
normalien, professeur d'Histoire de l'art en Sorbonne, allie
la théorie sociologique à la pratique poétique.
À la galerie " Rencontres " à Paris, en décembre
1974, il a organisé et présenté une exposition
de groupe intitulée " L'art contre l'idéologie
". Le Collectif y participé sous forme d'une enquête
sur l'exposition.
- Après avoir collaboré
un temps au collectif d'art sociologique, un an environ, avec
l'organisation de deux expositions (Galerie Rencontres Paris,
décembre 1974, Galerie Germain Paris 1975), le collectif
a rompu unilatéralement sa collaboration avec Bernard
Teyssèdre, pour divergence idéologique et "dérive"
poétique.
- Principales manifestations
du collectif d'art sociologique depuis sa fondation en 1974.
- L'art contre l'idéologie,
exposition de groupe organisée par Bernard Teyssèdre,
Paris, décembre 1974
- Art Sociologique I : L'art
et les structures socio-économiques, Galerie Germain,
Paris janvier 1975.
- Art Sociologique II : Problèmes
et méthodes de l'art sociologique, Galerie Mathias
Fels, Paris mars 1975.
- Art Sociologique III : Art
et communication, Institut Français de Cologne, mai
1975.
- Collectif d'art sociologique,
ICC Anvers avril/mai 1975
- Fischer, Forest, Thenot, Musée
Galliera Paris, 17 juin/30 août 1975.
- Collectif d'Art Sociologique,
Galerie des contemporains, Varsovie juin 1975;
- Collectif d'Art Sociologique,
CAYC, Buenos Aires, Juillet 1975.
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