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1975--
UNE CAMPAGNE PROPHYLACTIQUE A TROIS PAR PIERRE RESTANY
Catalogue
Musée Galliera, mai 1975 (Rédigé à
Milan le 14 mai 1975)
1965/1975 : dix ans de lente
désobjectivation, de dématérialisation
continue de l’art. Minimal art, land art, art pauvre, body
art, process art, cool painting : tous ces différents
processus de désobjectivation ont proliféré
au rythme d’expansion de la nébuleuse de l’art conceptuel.
Au fur et à mesure que l’art contemporain perdait une
composante esthétique traditionnelle (œuvres) au profit
d’une composante morale (comportements) un phénomène
compensatoire de récupération objective se produisaient
au niveau de l’enregistrement de l’action ou de la méthode
de lecture de la proposition conceptuelle.
La mis en situation critique
de l’art par les artistes eux-mêmes a abouti à
un changement radical dans les termes de la communication.
C’est le contenu critique de la démarche artistique
qui s’est auto-objectivé en quelque sorte à
travers les moyens techniques de sa propre documentation.
Nous voici à la fin
de cette décade de pré mutation anthropologique,
confrontés avec un matériel documentaire dont
l’abondance ne fait que croître. Le produit de l’ensemble
de ces activités critiques enregistrées et objectivées
constitue le fait socioculturel majeur de notre époque.
Parler dès lors d’art sociologique devient tentant
et d’ailleurs les faits tangibles nous y poussent. Dans un
manifeste publié par " Le Monde "
du 10 octobre 1974, Hervé Fischer, Fred Forest et Jean-Paul
Thenot annoncent la création d’un collectif d’art sociologique.
Ce collectif " par sa pratique artistique tend à
mettre en question, à mettre en évidence les
faits sociologiques de l’art et à visualiser l’élaboration
d’une théorie sociologique de l’art ". De
son côté le professeur Bernard Teyssèdre
s’est fait le porte-parole d’une conception plus élargie
de l’art sociologique, et, au cours des différentes
manifestations axées en ce sens qui ont eu lieu durant
cette saison, on a pu percevoir une croissante divergence
entre le noyau opérationnel dur des trois membres du
collectif et l’intervention plus flexible du professeur-poète.
Divergence qui porte sans doute autant sur la tactique que
sur le fond, mais qui a poussé Fischer, Forest et Thénot
à reprendre leur entière liberté de manœuvre
en se démarquant par rapport à la " nouvelle
vague socio " à la fois par la rédaction
en mai 1975 d’un second manifeste et par l’organisation de
la présente exposition.
Fischer, Forest et Thénot
ont entrepris en commun ce que l’un d’entre eux appelle une
" véritable campagne prophylactique ".
Ils entendent êtres jugés à l’œuvre et
c’est sur l’efficacité de leurs méthodes que
nous les jugerons. Hervé Fischer et ses exercices pédagogiques
d’hygiène de l’art (peinture essuie-mains, pilules
anticonceptuelles, signalisation artistique), Fred Forest
et ses animations vidéo, Jean-Paul Thénot et
ses enquêtes statistiques, font de la sociologie de
l’art purement et simplement. Mais ils en font en tant que
pratique artistique. Et cette pratique se fonde sur un fait
précis : la saturation de la sensibilité collective
par les mass media. Tous les moyens sociologiques sont bons
(à commencer par l’usage diversif des mass media eux-mêmes)
quand il s’agit d’éveiller l’homme à la conscience
de sa massification psychosensorielle. Lorsque Hervé
Fischer recouvre les panneaux de signalisation dans les rues
d’inscriptions telles que" Art ! Qu’avez-vous à
déclarer " ou " Attention peinture ",
il nous rappelle que l’art s’identifie à la notion
de frontière culturelle et correspond à un clivage
social. Les œuvres qui passent la ligne de démarcation
sont des marchandises à valeur déclarée.
Lorsque Fred Forest publie dans tel ou tel quotidien un carré
blanc (c’est-à-dire un espace vide) en invitant le
lecteur à le découper et à le lui retourner
dûment rempli (c’est-à-dire à s’en servir
pour lui transmettre librement un message), quand ce même
Forest offre aux vieillards d’une maison de retraite les moyens
de faire un film où ils se racontent eux-mêmes,
son but est de stimuler l’urgence expressive latente du public
le plus anonyme et de lutter contre la passivité paralysante
de la communication. les enquêtes et les sondages d’opinion
de Thénot sont basés sur l’effet choc de la
demande qui provoque la réponse. Il entend rendre lisible
et compréhensible l’opération de questionnement.
Son travail acquiert de ce fait une valeur didactique non
coercitive. L’accent est délibérément
porté sur les faits didactiques, révélateurs,
libérateurs de la méthode, beaucoup plus que
sur l’analyse des résultats. D’où l’aspect systématique
et, à la limite, naïf que revêtent ces travaux.
Mais les méthodes du collectif ont en revanche un immense
avantage : celui d’être assumé clairement en
tant que telles, sans faux-semblant et en parfaite honnêteté
et intelligence. La fermeté idéologique du collectif
est le fondement positif de sa dynamique.
Pierre Restany, Milan 14 mai
1975
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