http://www.webnetmuseum.org/html/fr/expo_retr_fredforest/actions/27_fr.htm#text
13.
1983-
LA CONFERENCE DE BABEL,
Entretien,
Pierre Restany/ Fred Forest, publié dans la revue"
Artiste" en 1983.
PIERRE RESTANY-- Dans le courant
du mois de janvier, tu as réalisé à l'Espace
Alternatif Créatis avec la collaboration d'un hebdomadaire
" Tel" ( Temps, Economie, Littérature) et une radio
libre "Ici et maintenant" ce que je considère comme
une des plus efficaces et prestigieuses réussites sur
le plan visuel et audiovisuel, d'une installation vidéo.
De ce point de vue, il s'agit d'un parfait objet esthétique.
Le titre était significatif : la conférence
de Babel. Il s'agissait d'un certain nombre de moniteurs réglés
chacun sur le discours politique d'un homme d'Etat contemporain,
les plus importants étaient présents. De la
Russie aux Etats-Unis d'Amérique en passant par les
différents pays de l'Europe occidentale avec, bien
entendu, la France. La disposition des lieux compte beaucoup
dans cet espace particulier qu'est la galerie Créatis.
J'ai été frappé par la répartition
scénique que tu avais choisie pour distribuer les différents
éléments de ton installation.
J'ai été frappé
comme on peut quelquefois le dire lorsqu'on parle dans le
théâtre classique de l'unité de lieu et
de l'unité de temps. Pour l'unité d'action,
je n'ai pas eu la chance d'assister à la série
de la manifestation qui s'est déroulée selon
un calendrier très nourri. Unité de lieu, unité
de temps : tout cela était rendu par l'extrême
cohérence des discours diffusés; évoquant
directement la continuité du discours politique par
le ton de la voix, les rythmes, les mimiques, les gestes.
Les personnalités présentées, Mme Thatcher,
le Chancelier Schmidt, François Mitterrand ou Reagan,
s'accordent sur une sorte de schéma mélodique
commun. Ce fût pour moi une révélation
: en juxtaposant ainsi différentes bandes d'enregistrements
de discours, on obtient un effet de convergence très
précis. En plus pour mettre l'emphase sur le côté-amalgame
du discours politique tu as réalisé une série
de bocaux contenant des nouilles ( des pâtes alphabets).
Ces nouilles que dans l'enfance nous avons toujours mangées
avec plus de plaisir que les autres. Des lettres vermicelles,
nouilles alphabétiques que l'on dispose souvent sur
le bord de l'assiette à soupe pour créer des
mots éphémères…Cette accumulation de
bocaux, l'épicerie du discours, apparaissait comme
le pendant ironique et symbolique des vidéos présentées,
chaque bocal référencé comportant en
plus de sa dose de lettres un objet significatif évoquant
la personnalité de son auteur, voire ses accidents
de carrière…Voilà pour la mise en scène
du décor, la définition de l'installation et
de l'espace. Enfin, dans cet espace, tu as aussi aménagé
le temps, en organisant un programme de séances et
d'interventions de personnalités politiques, qui s'est
échelonné sur toute la durée de la manifestation.
FRED FOREST-- Je voudrais
compléter ta description par quelques éléments
d'information qui sont pour moi de toute première importance
au niveau de mes intentions. Comme dans un iceberg, c'est
la partie non visible qui est la plus importante. Dans cette
installation, il faut mentionner en priorité, le dispositif
de communication que j'ai mis en place en faisant appel à
une radio hertzienne (Ici et Maintenant) émettant en
direct de l'Espace Créatis et à des journalistes
de la presse spécialisés en politique pour pourvoir
en matière première mon action et traiter cette
matière selon les règles professionnelles du
genre. Mon propos visant à exposer le discours politique
et en pratiquer une analyse en le mettant en représentation
visuelle et sonore dans des conditions particulières.
Pour faire ma démonstration, je disposais d'un environnement
vidéo, quelque chose devenu classique, désormais,
dans les concepts de l'art et d'objets matériels symboliques,
qui le sont quant à eux depuis beaucoup plus longtemps.
Ce qui est plus nouveau, me semble-t-il, c'est maintenant
la volonté, délibérée, d'intégrer
à ces concepts de l'art, intrinsèquement parler,
la notion fonctionnelle de dispositif de communication. Comme
pour notre iceberg, même si il n'était pas apparent,
c'est le dispositif de communication, en tant que tel, qui
était la partie la plus importante de mon installation.
Essentiel je dirai. Dispositif actif dont la fonction était
double :
- Premièrement, faire
du lieu d'exposition un lieu de production de parole politique
par ceux-là mêmes qui en sont les acteurs et
producteurs dans la vie réelle et sociale.
- Secondement, assurer tout
au long de l'exposition une fonction permanente d'échanges
d'informations entre le dedans (lieu de l'art) et le dehors
(lieu de la vie) avec en temps réel l'instantané
du direct de la radio (avec la participation téléphonique
des auditeurs) et le différé, par les comptes-rendus
réguliers, pour chaque séance, de la presse
écrite. Mon intention étant de dilater l'espace
physique du lieu culturel, par une extension dans l'espace
de l'information. Sorte d'éclatement du media à
un espace indéterminé et global, pratique
qui n'est guère utilisée généralement
par les artistes, qui s'en tiennent à un espace physique
donné, celui de la galerie ou du musée.
PIERRE RESTANY- En fait le
calendrier auquel je faisais allusion tout à l'heure
a été tout un programme de production de discours
politiques. Tu as raison d'insister sur ce point. Tu as donc
organisé sur place une cellule opérationnelle
de production, avec une tribune, les appareils techniques
d'enregistrement et de diffusion, une radio émettant
en direct, un équipement vidéo professionnel,
une équipe de journalistes. Ces débats ont touché
aux horizons les plus divers de la politique puisque entre
autres, des gens aussi différents que Brice Lalonde
(ministrable), Lionel Stoléru (Président de
l'Assemblée Nationale), Jean-Philippe Lecat (ancien
ministre de la culture), Huguette Bouchardeau (ministre de
l'environnement), Raymond Barre (ancien Premier ministre)
y ont participé.
FRED FOREST- Je suis à
la fois ravi et étonné que tous ces personnalités
aient accepté de se prêter au jeu. Il fallait
une certaine dose d'humour, ou plutôt d'inconscience,
pour venir ainsi prendre place sur le podium, sous le titre
générique de Conférence de Babel… Je
pencherai plutôt pour l'inconscience et plus certainement,
encore, pour une sorte d'aveuglément, dû à
la séduction irrésistible du média. Il
faut dire que chaque prestation donnait lieu à un retentissement
médiatique qui ne les laissait pas indifférents.
Comme artiste, je n'avais personnellement aucun statut social,
ni aucun élément d'argumentation ou d'échange,
qui m'aurait laissé espérer qu'ils acceptent
mon invitation. Le mérite en revient à la rédaction
de l'hebdomadaire T.E.L (Temps, Economie, Littérature)
dont la fonction que j'avais prévue dans mon dispositif
était précisément celle de les convaincre
! De les convaincre en leur proposant des interviews sur place.
En période électorale, toute personnalité
politique est sensible à la perspective de bénéficier
d'une double page sur un hebdomadaire de prestige, doublée
d'une émission de radio à une heure de forte
écoute. En toute évaluation des risques courus,
ce fût considéré de leur part comme une
occasion qui ne se rate pas ! Sauf en ce qui concerne Michel
Poniatowski (ancien ministre lui aussi…) qui en vieux routier
de la politique s'est ravisé après avoir donné
un premier accord. De telles péripéties sont
le pain quotidien de l'art sociologique.
Il faut enfin souligner encore,
qu'en dehors du temps même de la présence de
ces acteurs sur place, que le podium, les fauteuils des invités,
les micros nécessaires à leurs prestations radiophoniques,
constituaient dans mon installation autant d'éléments
de décor, participants à sa mise en scène
- dont ils étaient partie intégrante. Cela,
au même titre que les moniteurs de Babel, la table monumentale
de conférence et les bocaux de discours en pâtes
alphabets. Tous ces éléments suggérant
la présence des acteurs politiques, mêmes en
dehors de la programmation des séances, aux heures
d'ouverture de la galerie où ils étaient absents.
PIERRE RESTANY- Je crois qu'il
faut revenir sur ce dispositif de communication que tu considères
comme le noyau essentiel et fondamental de l'action artistique
réalisée à Créatis. Peux-tu expliquer
d'une manière très pratique comment se déroulaient
les interventions des homme politiques ?
FRED FOREST-- Chaque invité
était installé sur la tribune en face des journalistes,
puis le rituel démarrait. Je rappelle que cette tribune
constituait l'un des trois pôles d'intérêt
dans la distribution de l'espace occupé dans la galerie.
Les deux autres étant l'environnement électronique
Babel, les moniteurs vidéo autour de la table monumentale,
dont chacun d'eux était dédié à
un chef d'Etat, et enfin les rangées de bocaux, alignés
sur des étagères en vis-à-vis. Lors des
séances, je me plaçais volontairement en dehors
de l'espace réservé à l'interview des
politiques par les journalistes. Ma position étant
celle d'un observateur artistique
qui est en charge du dispositif
global qu'il a mis en place et s'assure de son bon fonctionnement.
Mon intervention consistant dans ces moments-là-là,
à reprendre en vidéo, caméra au poing
l'image (l'icône) de l'invité politique, pour
la renvoyer en direct à l'autre bout de la salle au
beau milieu de la conférence de Babel. Une conférence,
où tous les chefs d'Etats présents sur les écrans,
dans la confusion la plus totale, parlaient tous ensemble
dans des langues différentes. Effectuant ainsi au niveau
spatial des lieux un transfert croisé d'informations
et un détournement de sens. Effet de bascule, produisant
du sens sur du sens, avec une visée réflexive,
critique et parodique.
PIERRE RESTANY-
Comment se générait,
alors, et par quels mécanismes des médias, la
production de parole politique ?
FRED FOREST-
Cela m'a conduit à donner
quelques précisions descriptives supplémentaires.
La personnalité politique, invitée, occupe la
place centrale sur le podium. Elle est entourée de
trois journalistes et d'universitaires théoriciens
de la communication.
J'ai eu soin de préciser
à toutes les personnes présentes-- et c'est
l'objet même de mon installation - que personnellement,
je ne suis intéressé que par la "musique" du
discours politique. Ce que j'en attends ce n'est pas tant
son approche au niveau des contenus idéologiques qu'un
commentaire sur ses aspects phonétiques purement formels,
son rythme, son débit, ses clichés répétitifs,
ses accélérations et ses ralentissements, sa
ligne mélodique… Il faut remarquer que tous les participants,
sans aucune exception, c'était prévisible, oublieront
bien vite ces recommandations, pour retomber, aussitôt,
dans le commentaire et le débat habituel. À
la tribune défileront des personnalités politiques,
mais aussi un aréopage de sociologues, des philosophes,
de spécialistes du marketing, des linguistes, des critiques
littéraires conviés pour mettre les premiers
sur le gril. Interviendront ainsi Philippe Sollers, Jacques
Séguéla, Jean-Marie Benoist, Bernard Krieff,
Poirot-Delpech et bien d'autres encore. Ce qui sans conteste
était original, dans cette action artistique, c'était
bien le dispositif de communication conçu pour la circonstance.
Un dispositif qui pouvait aussi fonctionner, ponctuellement,
d'une autre façon, en se calant sur des émissions
programmées dans la semaine sur différentes
radios professionnelles et où intervenaient des personnalités
politiques, notamment sur la plus célèbre d'entre
, le Club de la presse d'Europe N°1 Dispositif qui consistait,
comme aimait à le répéter Philippe Simonnot
à l'ouverture de chaque séance, pour la première
fois au monde sans doute, à faire : du direct sur du
direct…Commentaire critique, en instantané, rediffusé
immédiatement par la radio, Ici et maintenant, à
partir de mon installation qui utilisait et détournait,
ainsi, l'émission d'Europe N°1 Un exemple comme illustration
: le dimanche 23 janvier Georges Marchais, premier secrétaire
du Parti Communiste Français est l'invité du
Club de la Presse sur Europe N°1. Au même moment à
l'Espace Créatis, dans le cadre de la Conférence
de Babel, Lionel Stoléru, Secrétaire d'Etat
du gouvernement Giscard d'Estaing, s'apprête à
réagir sur ses propos. L'émission d'Ici et maintenant
devient une sorte de mixe média, où le réalisateur
incorpore en direct dans l'émission d'Europe N°1, qu'il
relaye… les commentaires de notre invité. Il réinjecte
dans le Marchais et lui superpose les commentaires du Stoléru
!
Mise en place du média
sur le média. Un canal d'expression parallèle
qui fonctionne en quelque sorte comme par effet-miroir déformé.
L'opération s'est déroulée à plusieurs
reprises, mettant tour à tour à cheval Brice
Lalonde sur Valéry Giscard d'Estaing et Huguette Bouchardeau
sur Jacques Chirac !
Quand les critiques d'art des
années 2000 se retourneront sur ce qui se faisait à
l'époque à Paris, voilà ce qu'ils retiendront,
après avoir oublié tout le reste...Plaisanterie
mise à part, je suis convaincu que l'art va s'affirmer
dans les années qui viennent pour se cristalliser essentiellement
sur les problèmes de la communication.
PIERRE RESTANY-- Tout ce que
tu as expliqué là est intéressant et
significatif en tant que dévoilement de la structure
du discours. Mais je crois savoir que ton "activation" de
la situation t'a amené à une situation limite
par rapport au dispositif que tu avais mis en place et aux
médias qui en assuraient la gestion. Que s'est-il passé
au juste ?
FRED FOREST- La crise s'est
pleinement révélée lors de la dernière
séance, le 30 janvier. Celle où Huguette Bouchardeau
devait effectuer le commentaire critique sur la prestation
de Chirac à Europe N°1. Un conflit latent couvait déjà
depuis plusieurs jours avec les journalistes de TEL et ceux
de la radio Ici et maintenant. Il tenait au fait que ces derniers,
d'une séance à l'autre, grisés sans doute
par le succès et son retentissement médiatique,
s'étaient peu à peu appropriés du concept
et des lieux, au point de revendiquer la paternité
du dispositif, alors qu'ils n'en étaient que des opérateurs.
Reproduisant une sorte de Club de la presse bis, avec toutes
ses conventions et, surtout, sans plus aucune distance, ni
critique, ni parodique, vis-à-vis du media. Ce qui
ne présentait plus, dès lors, aucune sorte d'intérêt,
bien sûr, par rapport au sens que je donnais à
mon action. Situation intéressante, néanmoins,
par un développement qui mettait en évidence
les problèmes de pouvoir et de leur exacerbation qui
se posent, chaque fois que l'appropriation et l'utilisation
de s média sont en jeu.
Un rapport de force s'est instauré
entre les journalistes détenteurs des médias
et l'artiste. Dans un premier temps, ils m'ont menacé
d'annuler la séance déjà annoncée
en décommandant, purement et simplement, son invité.
Ils en avaient les moyens, puisque c'étaient eux qui
disposaient professionnellement de tous les fils avec le monde
politique pour les faire venir. Devant ma fermeté,
d'un commun accord, ils ont décidé de me censurer
en me privant de micro. Ce qui était un comble ! Je
me suis donc vu contraint, 24 heures avant la séance
en question, devoir trouver une parade et improviser une radio
"pirate" qui piraterait la radio "pirate" (Ici et maintenant)
que j'avais moi-même invitée initialement…
Étant le seul concepteur
et réalisateur du projet global c'était moi,
aussi, le propriétaire de la ligne téléphonique
spécialisée que j'avais commandé pour
faire transiter le signal radio vers les émetteurs,
situés dans un autre quartier de Paris. Je me suis
donc branché, sans attirer l'attention sur cette ligne
téléphonique qui passait par les sous-sols avec
deux pinces crocodiles, reliées à un magnétophone,
sur lequel j'avais enregistré un jingle et un message
tournant en boucle. Au milieu du débat, dont j'avais
été exclus, j'ai envoyé soudain, à
la surprise générale le message pirate, qui
fit l'effet d'une bombe, car personne ne comprenait d'où
il émanait ? Au point que l'animateur d'Ici et maintenant
se mit à me vilipender, accusant une radio pirate surpuissante
d'être de mèche avec moi, alors que c'était
lui-même qui transmettait mon signal sur sa propre antenne…
A partir de ce moment-là-là la confusion fût
la plus totale dans la salle. Un vrai régal. Des invectives
fusaient de toutes parts, entre les partisans de la radio
du "bla-bla-bla" et ceux de la presse dite "sérieuse",
quelques peu vexés. Le public visiblement amusé,
participant activement à ce joyeux vacarme. Le débat
était interrompu. Bouchardeau, la ministre, quittait
précipitamment les lieux. Les nouilles volaient dans
les airs. Olivier Poivre d'Arvor journaliste à TEL
tentait sournoisement de me donner des coup de pieds dans
les tibias. La Conférence de Babel battait son plein.
La fête était réussie et se terminait
sur une symbolique et une logique en parfaite adéquation
avec son propos.
À travers le télescopage
des mots dans les déclarations politiques de toutes
sortes, à travers les discours politiques qui se croisent
et s'entrecroisent, le sens se brouille dans nos têtes,
mais les sons, tout au long, produisent une certaine musique.
La confusion règne, mais cette confusion tisse ses
fils sur une rhétorique usée, qui s'essaye à
conserver une apparence de cohérence et de rationalité.
C'est un peu tout cela que j'ai voulu faire passer comme message
en faisant cohabiter, d'une part la prétention à
la communication et, d'autre part, l'incommunicabilité
irréductible dans lesquelles les êtres humains
sont plongés.
PIERRE RESTANY- Je dois bien
constater que c'est bien ce genre de "télescopage"
que tu as exprimé par cette installation et tout le
dispositif parallèle que tu a mis en œuvre. Je remarque
son efficacité et une surenchère de l'expression
par le "piratage" du "piratage". De ce point de vue le résultat
de ton intervention est exemplaire. Les problèmes qui
ont surgi en cours d'animation avec tes partenaires proviennent
du fait que les spécialistes du discours politique
n'ont pas admis l'idée objective de l'interférence
et que finalement, ce qui aurait pu être une sorte de
super dialogue si les politologues avaient été
des artistes a été ressenti par eux comme une
provocation outrageuse. Incapables d'établir la moindre
distance vis-à-vis du circuit de la communication politique,
ils se sont pris aux sérieux. C'est par "sérieux"
que tu as démystifié et c'est en cela que ton
opération, Conférence de Babel, a été
une opération exemplaire : au-delà de toute
prétention à assurer les normes d'un message,
il arrive un moment où l'on retombe toujours dans le
télescopage…Le fouillis naturel des langages : Babel
! Je ne doute pas que lorsque tes invités étaient
installés en face des journalistes sur la tribune que
tu avais réservée aux uns et aux autres, la
situation devait évoquer le traditionnel internationalisme
des congrès. Foules chaotiques et succession d'individus
qui ne s'expriment qu'en pensant à eux. Accumulations
de monologues qui ne sont absolument pas ouverts sur la spontanéité
d'une communication libre. Mais, en revanche, ce qui donnait
à l'opération son vrai relief, et ce qui n'était
plus Babel à ce moment-là-là, c'était
l'installation vidéo avec ses différents enregistrement
qui rendait de façon frappante et immédiate
le côté homogène, compact et cohérent
du discours politique. Et cela quels que soit la langue, la
situation et surtout le lieu (Parlements divers ou lieux publics)
par lesquels ce genre de parole se trouve sacralisée,
comme le peut être une œuvre d'art dans un musée.
En dépit de ce contexte sacralisant, il faut bien reconnaître
que du Japon à l'Amérique, en passant par l'Europe,
le discours politique se définit par une certaine intensité
de la voix, une componction et une relative mesure dans les
. il est très facile de synchroniser ces prestations,
ce genre de performances. Par contre les gens sur l'estrade
qui participaient au commentaire actif d'un tel discours se
comportaient à l'opposé des personnages politiques
enregistrés sur les moniteurs. Personnages qui représentaient
eux, en quelque sorte, la norme d'une sérénité
routinière…Je considère cette Conférence
de Babel comme une de tes manifestations la mieux réussie
par la clarté de sa démonstration. La série
d'enseignements qu'on en retire a posteriori jette une lumière
particulière sur les multiples facettes du discours
politique. Qu'est-ce que tu retires toi-même de cette
action particulièrement riche en événements
?
FRED FOREST-- Je vois maintenant
cette action comme un objet derrière moi. J'en éprouve
une certaine satisfaction pour un symbole que je pense avoir
aidé à émerger par les circonstances
que cette action a pleinement illustrées. Je pense
avoir atteint mes objectifs, si j'ai réussi à
interroger le discours politique sans complaisance, et ses
auteurs. J'espère avec une certaine ironie et approche
critique. Ce sont les véritables acteurs de la vue
politique française qui ont été mis physiquement
en "représentation" dans mon installation. Ils ont
joué leur rôle et leur personnage, dans le cadre
que je leur avais dûment assigné dans mon dispositif.
Il en a été de même pour les journalistes,
les sociologues, les critiques littéraires…que j'avais
"convoqués" pour être partie intégrante
de la Conférence de Babel. C'est un trait spécifique
à la pratique de l'Art sociologique d'appliquer son
observation critique sur les mécanismes et les acteurs
de la société. Cela en utilisant de façon
systématique les vecteurs et supports véritables
de la communication sociale telle qu'elle se développe
de nos jours. D'utiliser son système et les infrastructures
de ses médias. Élargissant l'espace physique
de la galerie à celui de l'espace de l'information.
Cette installation artistique était aussi celle d'une
"installation" d'informations, dans l'espace de l'information
doublée d'une installation dans l'espace physique de
la galerie Créatis. La Conférence de Babel aura
été finalement une action de "détournement"
de la parole émanant "pouvoir" politique et un sacré
mélange des genres entre l'art, le politique et la
communication.
Après l'Ecole de Paris,
l'Abstraction lyrique, et les urinoirs de Duchamp, en leurs
temps, la galerie " Créatis " aura été
le premier lieu de culture et d'art, qui aura eu l'audace
d'exposer cette "chose", cette chose immatérielle et
idéologique qui s'appelle le discours politique.
Pierre
Restany intervenant dans l'espace de la Conférence
de Babel, Paris 1983
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