17.
1995-
DE L'ART SOCIOLOGIQUE A L'ESTHETIQUE DE LA COMMUNICATION,
UN HUMANISME DE MASSE PAR PIERRE RESTANY
Texte publié
en février 1995 dans l’ouvrage 100 actions de Fred
Forest édité par Z Éditions Nice
Au terme d’un parcours déjà
vieux de 25 ans, et que je me suis attaché à
suivre ab ovo pour ainsi dire, ma réflexion sur
l’immense travail accompli par Fred Forest prend une dimension
de plus en plus profonde, structurelle, exemplaire. Fred Forest,
est apparu sur le panorama du questionnement artistique au
moment où l’Europe et l’Amérique, l’Occident
industrialisé vivait sa grande crise de structure,
c’est-à-dire en mai 68. Nous savons très bien
aujourd’hui que mai 68 n’était pas la simple crise
d’une jeunesse vis-à-vis de sa culture et de la façon
dont on lui communiquait cette culture, mais le symptôme
avant-coureur d’un changement radical de société
et de système de production. C’est à ce moment-là-là
que la communication a changé de sens, ou plutôt
acquis une nouvelle conscience de son territoire, de son autonomie,
de sa vertu critique et de sa vertu d’éveil, en ce
qui concerne la société en général,
en ce qui concerne le public le plus large. Le rôle
de la communication et de ses instruments, de ses moyens technologiques
a joué un rôle capital et déterminant
dans ce passage d’une société industrielle moderne
à la société postindustrielle postmoderne.
L’intervention de Fred Forest
est précisément contemporaine de cette accélération
de l’histoire des médias. Et c’est d’ailleurs par un
phénomène pur et simple d’appropriation qu’il
se lance dans cette aventure de l’art sociologique. Il devient
un pionnier de l’art vidéo en France, et la maîtrise
de ce moyen extrêmement mobile lui permet d’intervenir
sur des groupes sociaux différents. Très vite,
étant donné l’intérêt croissant
que la société en transition porte sur le tissu
social dans son ensemble et dans ses points extrêmes,
la réflexion active de Fred Forest va se poser sur
la nature même du milieu social, de sa structure, et
c’est alors, au terme de toute une série de contacts
et de recherches, parce que les idées étaient
dans l’air au début des années 70, que se forme
le Collectif d’art sociologique. Plus exactement son noyau
dur qui, en 1974, se détache d’une nébuleuse
de personnalités et de certains types de réflexions
qui étaient collatérales, si je puis dire, puisqu’elles
allaient depuis le body-art jusqu’aux interventions de type
prédateur ou de type appropriatif du contexte social.
Les trois membres du Collectif d’art sociologique sont liés
ensemble, je parle de Fred Forest, d’Hervé Fischer
et de Jean-Paul Thenot, par justement la volonté d’une
rigueur dans leur théorie comme dans leur pratique
: c’est l’ensemble des dispositifs ou des méthodes
d’intervention sur le social qui constitue la réalité
structurelle de leurs actions et de leurs réflexions.
En ce sens, ils adoptent, évidemment, une position
très rigoureuse du point de vue technique.
Le passage de l’art sociologique
à l’esthétique de la communication, qui se concrétisera
chez Fred Forest vers les années 83, pose la barre
de réflexion à un niveau supérieur. Je
dis bien supérieur parce qu'il n’y a aucune fracture
dans l’évolution de la pensée de Fred Forest,
mais seulement une suite logique, une adaptation fondamentale
à la communication, qui se caractérise dans
les années 80 comme moyen d’investigation du réel
de plus en plus complexe et de plus en plus fluide et aussi
comme un territoire de plus en plus sensible à l’humain
dans le social. Quand Fred Forest parle d’esthétique
de la communication, il en parle dans un sens qui est certainement
aussi moral qu’esthétique, et en fait il pose le problème
d’une véritable morale, c’est-à-dire d’une philosophie
de l’action qui serait conçue en termes esthétiques.
Cette esthétique chez Fred Forest me semble capitale
et surtout très significative de sa grande lucidité
dans l’instant. La communication relève de l’esthétique
dans la mesure où son message est conçu non
pas comme " beau " mais comme" vrai ".
Et cette vérité doit être perçue
comme naturellement véridique dans le public au niveau
du plus grand nombre.
C’est ce passage qui a été
capital dans les années 80 : du beau de l’esthétique
canonique au vrai. Au vrai de la sociologie artistique, c’est-à-dire
au vrai qui n’est pas le produit de la logique de l’évidence,
mais un vrai qui emprunte aux techniques de la communication
tous les éléments structurels qui lui permettent
de bâtir un système. Un système d’apparences
qui tend à une définition du vrai. Si la vérité
est apparence, elle ne se représente pas, elle se présente.
Et l’esthétique de la communication correspond justement
à ce passage d’un art de la représentation à
un art de la présentation. L’activité esthétique
de Fred Forest dans la communication consiste à assumer
intégralement ses systèmes, ses dispositifs
de présentation du réel. Pour que ces systèmes
de présentation du réel adhèrent totalement
à la réalité, il faut pour cela qu’ils
soient véridiques, vraisemblables et conçus
et perçus comme tels par l’ensemble des spectateurs-acteurs.
Ce résultat ne s’obtient que dans la mesure où,
la vérité du réel, la réalité
de la communication chez Fred Forest prend la dimension et
l’allure d’un réel un peu plus vrai que nature. Et
ce supplément d’âme, si je puis dire, dans la
communication qui provoque la soudure entre le réel
et la réalité. C’est un point capital chez Fred
Forest et c’est l’objectif auquel tendent tous ses dispositifs,
toute la façon dont il conjugue ses dispositifs les
plus magiques, mêmes et surtout, ceux où la manipulation
technologique permet à l’image ou à sa propre
image de se répercuter en différents endroits
de façon simultanée, créant ainsi une
dimension d’ubiquité dans l’espace-temps.
Tous ces processus tendent
donc à établir cette dimension d’une vérité
un peu plus vraie que nature qui définit toute intervention
de Fred Forest. On peut dire dès lors que Fred Forest
a pleinement assumé sa dimension de protagoniste de
l’art sociologique : il l’avait déjà en germe
ce sens de la vérité, parce que son œuvre en
découle, mais je crois que la grande différence,
le grand pas franchi en 1983 est celui d’une conscience presque
modulaire du phénomène, de ce sens d’une vérité
plus vraie que nature. C’est très important dans la
mesure même où Fred Forest intervient sur l’espace-temps
d’un matériau essentiellement fluide qui est celui
de la communication, c’est aussi une sorte de définition
du temps par son contraire qui est le temps de l’oubli.
Le problème de la mémoire
dans l’œuvre de Fred Forest est omniprésent. Omniprésent
dans sa fuite. Les interventions de Fred Forest affirment
la vérité la plus vraie que nature d’une situation
ou d’un moment extrêmement ponctuel dans le tissu social.
Une fois que cette vérité s’est exprimée,
que le déclic a eu lieu, alors le temps fuit. L’œuvre
de Fred Forest n’existe objectivement, physiquement, que grâce
à un artifice fondamental. Un artifice que lui consent
la nature des médias auxquels il recourt. Cet artifice
c’est l’arrêt fulgurant et éphémère
du temps. Le côté objectif de l’œuvre de Fred
Forest est lié à la notion capitale de la permanence
d’un temps présent. Cette permanence est fuyante. Elle
existe le temps de sa révélation, aux yeux de
Fred Forest, et aussi aux yeux des autres, aux yeux de ceux
qui se sentent concernés au moment de l’action. Et
puis elle s’efface, elle s’efface d’une façon nécessaire
et suffisante, parce que la mémoire de la communication
est faite justement pour être fluide, pour saisir différents
moments et passer d’un moment à l’autre. Il n’y a pas
d’archives permanentes de la communication. Parce que cette
mémoire n’a que les apparences formelles d’une mémoire.
La communication n’a pas de mémoire, elle" évidencie
" des aspects du présent social et elle
évidencie avec d’autant plus de netteté que
le moment de l’évidence est bref.
Je pense que Fred Forest est
extrêmement conscient du fait qu’aujourd’hui encore
c’est l’écrit qui est la mémoire et c’est l’écran
qui est l’oubli. D’où certainement sa volonté
de rédiger, d’écrire, ce livre " 100 actions
" qui apporte une série fascinante dans sa diversité
et dans sa quantité, de tous les éléments
ponctuels de la mémoire des interventions sociologiques.
Il restera, sans doute, de ce livre un canevas, c’est-à-dire
une sorte de trame de référence, ce n’est pas
un répertoire en soi. Il n’y a pas d’autre répertoire
que ces signes essentiels d’une vérité plus
vraie que nature qui jalonnent toute l’œuvre extrêmement
riche de l’esthéticien de la communication...
Fred Forest pose un problème
et il est exemplaire. Il est certainement l’artiste qui a
su pressentir, au moment exact où se posaient ces problèmes,
l’importance de la communication, non pas comme une série
de systèmes destinés à appréhender
le réel, mais comme un volume, un territoire autonome
où l’auto-expressivité se normalise au contact
d’autres intervenants dans une même situation sociale.
Et je pense, en effet, que c’est pour Fred Forest l’occasion
constante, sans cesse renouvelée, de manifester sa
normalité dans l’indifférence. Car Fred Forest
est doublement indifférent, c’est-à-dire radicalement
différent... Il l’est par rapport aux artistes dits
" classiques " qui continuent à peindre sur
le chevalet, par exemple, en employant les huiles appropriées,
les couleurs correspondantes, et il est aussi différent/indifférent
par rapport aux purs et simples spécialistes de l’information.
Cette normalité dans la différence, elle se
caractérise par, ce qui me semble être la plus
grande qualité de Fred Forest, son approche de l’humain.
Il y a dans tous ses dispositifs d’interventions, dans toutes
ses simulations du réel une dimension fondamentale
de l’humain qui le situe à égale distance de
l’artiste et du spécialiste de la communication. L’aventure
de Fred Forest se joue sur ce registre de l’humain. D’un humain
qu’on atteint par différentes techniques empruntées
aux modes de la communication mais qui n’auraient pas de sens
réel si elles étaient uniquement destinées
à enregistrer telle ou telle situation. L’humanité
chez Fred Forest est interactive. Elle correspond à
une nécessité, à un désir extrêmement
fort de faire participer les gens à l’opération.
Elle correspond aussi à un certain type d’humanisme
du plus grand nombre qui est basé sur la dignité,
l’amour de l’homme. Et je pense que la meilleure preuve de
cet humanisme affectif c’est justement la réponse du
public aux questionnements, aux stimulations de Fred Forest.
Tous ces dispositifs d’interventions recueillent un écho
positif et entraînent un courant d’adhésion de
masse sympathique, sans réticence. L’écho du
dispositif de Fred Forest est sans commune mesure avec la
plupart des systèmes de communication, comme d’ailleurs
avec beaucoup de messages artistiques. Et, c’est là
où intervient à nouveau le paradoxe de l’espace-temps,
le vrai territoire artistique de Fred Forest est l’espace-temps
de l’oubli. Il suffit de se référer à
sa bibliographie pour se rendre compte quels ont été
les retentissements de chacune de ses actions et dieu sait
si elles sont nombreuses. Et dans le même temps, les
gens se font de Fred Forest une idée très schématique,
et qui souvent ne va même pas jusqu’au bout des choses.
Il est une espèce d’aventurier qui slalome sur les
rives opposées et antagonistes de la communication,
de la publicité, du journalisme et d’une expérimentation
de type artistique. Je crois tout simplement que ce paradoxe
est l’effet d’une logique interne au travail même de
Fred Forest. Il joue le jeu, en effet, sur les deux rives.
Il joue sans réticence et avec, encore une fois, la
manifestation qu’il a de cet amour de l’homme, parce que ce
qui compte pour Fred Forest, c’est je pense, d’être
en harmonie avec lui-même, et surtout de considérer
que sa démarche n’est pas gratuite, qu’elle n’a pas
pour finalité telle ou telle mémoire, ou tel
ou tel enregistrement, mais que sa finalité est précisément
d’opérer sur ce supplément d’âme dans
l’action humaine que provoque le brusque arrêt du temps
qui est le fait de son intervention. Cet amour de l’homme
qu’il trouve dans le temps présent permanent de ses
actions. Et si l’on peut dire que Fred Forest est un esthéticien
de la communication, c’est justement par référence
à un principe actif d’humanisme de masse. La notion
d’une communication dont la différence est normalisée
par l’amour de l’homme sublime le style de Fred Forest : elle
s’avérera de plus en plus capitale au fur et à
mesure que nous changerons de culture, de civilisation avec
notre nouveau projet de société postindustriel.
Il est probable que les reports entre l’écrit et la
mémoire et ceux de l’écran et de l’oubli changeront
sans doute de sens, de forme et de dosage. Dans la perspective
de plus en plus fluide de la communication postmoderne, Fred
Forest fera encore figure de pionnier dans la mesure où
il a su s’adapter à l'air du temps.
Dans cette acceptation de l’oubli,
on sent se profiler comme une autre dimension de la conscience
humaine. Au sein des technologies galopantes, au moment où
le processus technique atteint des zones d’immatérialité
fascinantes, mais aussi combien dangereuses pour un équilibre
de la conscience, alors il est indispensable que l’homme reste
au cœur de toute cette évolution et de la science en
général. L’humanisme de masse de Fred Forest
nous permet ce grand espoir.
Yves Klein avait prévu
la grande aventure de l’immatériel et s’était
lui-même aventuré dans le vide. Le vide de Klein
est le vide d’une vérité alchimique qui elle
aussi est un peu plus vraie que nature. Au cœur du vide, dans
ce vide plein qu’est celui du cosmos et de l’espace intersidéral,
celui de la fondation de l’univers, dans ce vide, avait coutume
de dire Yves Klein, " il y a un feu qui brille et
un feu qui brûle ". Cette métaphore pourrait
s’appliquer aussi au grand aventurier de la communication
qu’est Fred Forest. Il sait qu’au cœur du vide immatériel
de la communication, il y a un feu qui brille, c’est celui
du temps présent de l’intervention et il y a un feu
qui brûle, c’est celui de l’oubli. Je fonde personnellement
un grand espoir dans la démarche de Fred Forest, dans
la mesure où je pense que la seconde phase de son travail
et de sa pensée réfléchie, son esthétique
de la communication débouche sur un humanisme de masse
fondamental qui est la clé de notre propre salut terrestre
et cosmique.
Pierre Restany Janvier 1995
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